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Le palais national d’Addis Abeba. Penser un chantier des collections dans la temporalité d’un projet politique

La mission a été réalisée dans le cadre de la formation de conservateur du patrimoine. Placée sous la responsabilité du Centre français d’études éthiopiennes (CFEE), j’étais mise à disposition du projet d’ouverture au public du palais national, aujourd’hui résidence habitée de la présidence[1]. Cette action de coopération culturelle franco-éthiopienne décidée en 2019 a été confiée à l’Agence française de développement (AFD), qui a attribué la maîtrise d’ouvrage à Expertise France (EF). Un architecte en chef des Monuments historiques (ACMH) a été missionné pour la maîtrise d’ouvrage déléguée[2]. Deux conseils encadrent le projet : un comité de pilotage et un comité scientifique.

Afin d’énoncer un projet rigoureux, l’ACMH avait besoin d’inventaires exhaustifs des collections du complexe palatial. Il s’agissait d’obtenir les documents manuscrits en amharique et d’en comprendre l’arborescence. Trois grandes collections étaient identifiées : les véhicules, la réserve[3] et le palais. Seuls les véhicules et une pièce du palais ont été accessibles. Le cadre général s’inscrivant dans un calendrier politique d’unité nationale, de nombreuses visites d’élus ou de représentants ont été organisées en février 2020. Ces tournées étaient pour le gouvernement éthiopien un acte politique pour une communication institutionnelle. Le discours officiel présente le palais comme un lieu figé, conséquence de la chute de l’empereur. Comme tel, il serait un témoin inédit et intouché de l’histoire récente de l’Éthiopie. Toutefois, le Derg, responsable de la destitution impériale en 1974, l’a utilisé pour les cérémonies officielles ainsi que pour l’accueil de chefs d’État.

De la nécessité d’établir un inventaire critique

Si l’accès aux listes d’œuvres pouvait être envisagé, il est apparu qu’un inventaire critique avec couverture photographique systématique était nécessaire[4]. Cette étape essentielle et jusqu’alors inexistante combine deux objectifs : illustrer un constat à date et permettre un aperçu aux chercheurs pour l’étude des collections et pour l’élaboration du parcours de visite.

Un premier paradoxe fut à cette occasion observé ; un discours devait être produit en quelques semaines sans consultation préalable de ces collections par les historiens spécialistes. La première mission s’est concentrée sur les véhicules. Un tri a été effectué entre la flotte « roulante » et celle vouée à intégrer une collection muséale[5]. Un inventaire critique a été établi afin d’intégrer des données historiques et budgétaires. Une grande partie des véhicules est présentable et seuls quelques-uns nécessitent des restaurations approfondies. Certains devront faire l’objet d’enquêtes pour proposer aux futurs visiteurs un contenu original. La collection abrite ainsi une voiture amphibie, tandis que deux « Rhinocéros », sorte de caravanes dédiées aux grands tours éthiopiens de l’empereur Haïlé Sélassié Ier dans les contrées reculées de son pays, ont été produites en exclusivité. Le bilan identifie 75 véhicules dont 75 % dans un bon état de conservation ; 27 % sont appréciés en priorité 1. Ces résultats confortent l’hypothèse de présenter cette collection dès l’ouverture[6]. Une tendance géographique dans la provenance des voitures apparaît — Allemagne et États-Unis en tête, dont les raisons historiques ou diplomatiques seront à approfondir.

La deuxième tâche, plus urgente, était de découvrir ou d’établir un inventaire des collections du palais. La restauration de l’édifice est prévue dans une première phase ; son mobilier sera exposé à l’identique comme témoignage d’une époque impériale intacte. L’obtention d’un accès aux collections via la rédaction de rétroplannings, moyens d’actions et notes écrites à la direction des Palais fut une gageure et nécessita une tutelle permanente. L’objectif était d’établir une estimation du temps nécessaire pour un inventaire critique complet via un test. Il était évident que seules les pièces non utilisées par la présidence pouvaient être éligibles ; ensuite, il nous a paru opportun de travailler sur des lieux symboliques afin de saisir toute la portée historique de la constitution de cet inventaire. C’est donc la chambre personnelle d’Haïlé Sélassié Ier qui a été inventoriée. Ce qui paraissait de prime abord assez simple s’est rapidement confronté à deux difficultés. Premièrement, un espace à l’agencement aéré ne signifie pas que la collection est réduite ; il suffit d’ouvrir les battants de buffets et de découvrir une centaine de stylos armoriés pour infirmer cette hypothèse. Deuxièmement, réfléchir seule à une méthode d’inventaire est assez délicat, et le procédé a pu pâtir du manque de retour. Deux personnes du palais sont responsables de l’entretien des appartements privés impériaux. À leur contact, une liste a été entrevue ; elle valide l’existence d’inventaires. Ceux-ci sont sous-tendus par une logique de gestion de stocks, et non par une logique de gestion de collection muséale, ce qui s’explique par la primauté de la fonction d’usage du palais. La numérotation continue des objets s’accompagne d’une dénomination en amharique. Seules les femmes de chambre garantes de ces espaces ont une connaissance — extrêmement précieuse — de la composition de la collection. La création d’un inventaire critique accompagné de photographies apparaît ainsi légitime.

De la nécessité d’un chantier des collections

Le chantier des collections est la mise en œuvre fondatrice d’un programme muséologique afin de permettre l’étude systématique des collections d’un musée, tant du point de vue de la conservation que du récolement et de la connaissance proprement dits. Cette vision n’existe pas au palais national éthiopien, et le concept même reste flou.

Pour l’ouverture au public, le chantier des collections semble pourtant plus que jamais nécessaire[7]. La sécurité des œuvres pendant leurs déplacements ne sera garantie que par leur enregistrement systématique et documenté ; leur présentation ne pourra se faire que par la connaissance de leur état de conservation ; le discours ne pourra s’écrire qu’en s’appuyant sur les objets. Plusieurs facteurs ont été soulevés afin d’apprécier et de proposer une méthodologie adaptée aux équipes éthiopiennes ainsi qu’aux porteurs, financeurs et acteurs du projet. Ce chantier devra trouver un créneau dans un planning très serré[8] tout en identifiant également les équipes du palais qui pourraient le mener. Enfin, il pourrait inclure une équipe française compétente pour permettre à la fois des résultats pertinents dans un temps contraint et une offre de formation. Cette toile de fond nous a conduit à tester notre cadence d’analyse critique dans la chambre impériale. Concrètement, 407 items ont été recensés, documentés, estimés et saisis en 120 heures[9]. Afin d’intégrer le chantier des collections dans le programme au cours du déménagement, cette cadence devra être accentuée et le dimensionnement des équipes renforcé. Six binômes pourraient réaliser l’inventaire de près de 15 000 œuvres en deux mois. Chaque binôme pourrait être constitué d’une personne formatrice et d’un fonctionnaire du palais national. Quatre personnes ont été identifiées comme ressources par leur grande connaissance empirique ainsi que par leur responsabilité quotidienne à l’égard des collections. Ce chantier pourrait être mené tambour battant tout en permettant une montée en compétence des équipes éthiopiennes. Ces personnes seraient ensuite à même de transmettre leurs expériences à d’autres membres, facilitant ainsi la réceptivité aux pratiques de la conservation muséale.

La confrontation quotidienne et inédite par sa rareté aux objets de la chambre de l’empereur a soulevé des pistes thématiques. Cette question qui peut sembler annexe dans le cadre d’un calendrier d’ouverture limité, a pourtant son importance. Elle permet de transmettre des données brutes au comité scientifique qui entame un travail sur le contenu de visite sans accès aux objets du palais, pari audacieux face à un engagement du gouvernement éthiopien. Plusieurs éléments évoquent la mise en scène du pouvoir impérial dans les espaces intimes. Par ailleurs, de nombreuses pièces font référence à la piété de l’empereur — de la fiole d’eau bénite à l’icône mariale en passant par une crucifixion sur une page de magazine — tandis que la sensibilité à la modernité est perceptible au travers d’objets comme le vélo d’appartement du suzerain. L’histoire du goût via la décoration des appartements privés pourrait être approfondie ; l’emploi de textiles d’ameublement avec satin et drapés aux teintes rose poudré ainsi que les ensembles mobiliers révèlent une influence occidentale revisitée.

La temporalité politique à l’œuvre et… à l’épreuve d’une pandémie ?

Le test d’inventaire a révélé la dichotomie d’injonctions contradictoires : la production immédiate de données freinée par la difficulté des accès et du temps nécessaires pour établir une relation de confiance. Derrière le calendrier des travaux et le défi de l’inclusion d’un chantier des collections, se tient un calendrier politique exigeant. L’ouverture au public et les actions de communication qui précèdent font partie intégrante d’une dynamique nationale par laquelle le gouvernement éthiopien veut témoigner de son action et de ses résultats. Le palais national est un lieu encore fermé, voire secret, où l’ombre du couple impérial est très prégnante, tandis que son usage par le Derg qui lui donna son nom serait voué à omission. L’expertise et la vision patrimoniale française sont ainsi éprouvées face à la temporalité politique éthiopienne. Si cet aspect est également une composante de notre paysage politique, il est ici complexifié. Des questionnements déontologiques et philosophiques propres à la conservation du patrimoine sont peu opérants en Éthiopie. L’approche patrimoniale d’un bâtiment peut être plus radicale, et des enjeux de gestion ou de conservation de collections pas nécessairement intégrés. Il faut ainsi convaincre et persuader du savoir-faire français, tout en cherchant des compromis temporels. L’intégration de ces sujets par les équipes éthiopiennes du palais sera un point clé pour la durabilité de la gestion des collections du futur musée. Jusqu’alors, cette question était effleurée dans un calendrier sous pression. La pandémie actuelle pourrait rebattre les cartes sur la vision de ce qu’est l’urgence politique et patrimoniale d’un tel projet. La pérennité et la conception à long terme de la patrimonialisation du palais dépendra de la capacité des équipes éthiopiennes à intégrer un fonctionnement muséal dès son ouverture. La réception par le public éthiopien sera le meilleur garant de la réussite du projet.

Auteur

Anne-Claire De Poulpiquet-Bonnat
Conservatrice du patrimoine, promotion Hugo-Pratt.

Notes

[1] Le palais fut édifié par l’empereur Haïlé Sélassié Ier pour la célébration de son jubilée en 1955, raison pour laquelle il était alors désigné sous le nom « palais du Jubilée ». Agrandi en 1967, l’empereur s’y installa à la suite d’un coup d’État avorté qui se déroula dans une autre de ses résidences. Voir la présentation de l’édifice par Xavier de Saint-Chamas dans son rapport à l’Inp (2019). 

[2] Gabor Mester de Parajd.

[3] Appelée collection du musée (futur).

[4] En l’absence de base de données, les inventaires sont sous logiciel Excel. Ils ont été pensés pour faciliter un versement ultérieur dans un système informatique.

[5] Le palais est toujours en activité pour la présidence.

[6] La présentation des véhicules est prévue initialement en phase 2. Le projet est en cours et les prises de décisions, de nature confidentielle, varient.

[7] Le principe a été appuyé par les experts du château de Versailles mandatés par EF.

[8] Le début des travaux était prévu quatre mois plus tard.

[9] Une personne à temps plein.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
INP (10 février 2021). Le palais national d’Addis Abeba. Penser un chantier des collections dans la temporalité d’un projet politique. Variations patrimoniales. Le carnet de l’INP. Consulté le 23 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/qczw


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