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Du Bronx à l’Upper East Side : accueillir de nouveaux publics à la Frick Collection

La Frick Collection de New York possède une réputation élitiste. Le musée, qui conserve la collection d’un grand industriel, Henry Clay Frick, un roi de la mine et du rail, féroce briseur de grève en 1892, lors de ce qui est resté dans l’histoire comme le Homestead massacre, est installé sur la 5e Avenue, au cœur du très fortuné Upper East Side. Qui plus est, la muséographie a fait le choix de conserver cet aspect de collection privée, en respectant l’esprit (mais pas l‘accrochage, contrairement à la Barnes Collection, à Philadelphie, par exemple) voulu par le maître de céans. Le visiteur d’aujourd’hui peut donc déambuler au milieu des tableaux, des meubles et des objets d’art de Frick, à condition de ne pas être accompagné d’enfant de moins de dix ans et de débourser à l’entrée 22 dollars[1]. Les œuvres prestigieuses accumulées par le magnat ne sont pour autant pas inaccessibles : issu de la petite bourgeoisie, Frick n’avait pas de connaissances très approfondies en histoire de l’art et ses goûts sont donc relativement simples. En ce qui concerne la peinture, il s’est tourné essentiellement vers les grands noms (Goya, Rembrandt, Titien, Vermeer) et vers des genres à la lecture, au moins en apparence, aisés, essentiellement des portraits et des paysages. D’une manière générale, ses choix se sont portés sur des chefs-d’œuvre hautement esthétiques et en excellent état de conservation. Si la Frick Collection se plaît à cultiver une certaine distinction, avec des expositions de grande qualité mais difficilement qualifiables de grand public[2] ou des conférences réservées aux membres dont les tarifs avoisinent les 100 dollars, elle cherche également à décloisonner son image et ses publics, en particulier à travers deux types de manifestation : les First Fridays et des séances en collaboration avec le Ghetto Film Project, objets de cette brève étude.

Depuis 2016, les First Fridays se tiennent dix vendredis par an, les premiers de chaque mois sauf en janvier et en septembre. À cette occasion, le musée est ouvert gratuitement, en nocturne, de 18 h 00 à 21 h 00. La Collection connaît alors une petite mue : l’affluence est bien plus dense qu’à l’accoutumée. Le public y est jeune, davantage local[3]. Surtout, des activités hors de l’ordinaire sont mises à disposition des visiteurs : dans la Garden Court sont offerts des rafraîchissements, du papier et des crayons dont chacun peut se saisir pour dessiner, avec des musiciens qui agrémentent l’expérience. À l’entrée, un programme récapitule les interventions, avec différents formats : présentations de l’histoire de la collection ou de certaines œuvres en particulier (LesProgrès de l’Amour de Fragonard, par exemple), en une dizaine de minutes, ou discussions ouvertes autour d’œuvres (La Maîtresse et la servante de Vermeer) en une vingtaine de minutes. Ces aides à la visite sont animées par le personnel de la Collection, fellows ou permanent workers, employés dans les services Education ou Curators ; d’une grande qualité, elles permettent de présenter de façon synthétique et accessible la Frick Collection et certaines de ses œuvres, tout en soulignant les enjeux importants. Les personnels de la bibliothèque, la Frick Art Reference Library, offrent des ouvrages et publications qui portent sur l’histoire de l’art et présentent leur travail.

Le Ghetto Film Project s’inscrit dans un cadre très différent, celui des after-school programs, les activités extra ou périscolaires, très développées aux États Unis. La Frick Collection dispose de partenariats avec Apex for Youth, The East Harlem School, Boys’ Club of New York et Prep for Prep, mais a surtout engagé une étroite collaboration avec la Ghetto Film School[4] : cette école de cours du soir a été fondée en 2000, dans le Bronx, par Joe Hall, un assistant social déçu par l’inefficacité de ce qu’il appelle le « complexe industriel des aides sociales ». Il imagine alors un programme de formation à la réalisation cinématographique de trente mois, gratuit, à des jeunes gens de quatorze à dix-huit ans, issus des minorités. En 2015, la Ghetto Film School entame un partenariat avec la Frick Collection[5] : l’initiative part du constat que seuls 7 % des personnels scientifiques des musées américains (conservateurs, restaurateurs, responsables des services des publics) sont noirs, hispaniques ou amérindiens[6] (alors que ces minorités représentent environ un tiers de la population américaine) et vise à tisser des liens entre beaux-arts et cinéma, entre le Bronx et l’Upper East Side. Le séminaire, annuel, permet aux étudiants de bénéficier de visites privilégiées le lundi, jour de fermeture, assurées par les conservateurs et le pôle Education du musée. Ils s’emparent également des œuvres d’art, puisqu’à tour de rôle ils doivent les présenter à leurs camarades. Sont abordés bien évidemment des aspects liés à l’iconographie et au contexte de production, mais les séances se concentrent en particulier sur les thématiques liées à narration et mettent l’accent sur le lien entre les arts visuels et les pratiques liées au storytelling et à la réalisation de films. Ces introductions à la collection débouchent ensuite sur la rédaction d’un scénario pour un court-métrage, inspiré par la Frick, ensuite tourné au musée[7].
Ces deux initiatives visent donc à agir à la fois sur le public, en s’ouvrant à des visiteurs peu habitués à fréquenter les musées, mais aussi sur la façon de voir et de vivre le musée, en offrant une expérience de visite différente, et renvoient ainsi à des problématiques communes au monde muséal, aux États Unis comme en Europe. Au-delà de la manière différente d’aborder la question, la France se concentrant davantage sur des statistiques sociales et les États Unis favorisant des statistiques ethniques, la réalité qui se dégage est celle d’un musée qui, du point de vue de ses personnels aussi bien que de son public, reste globalement une institution des élites pour les élites, malgré des efforts continus tout au long du XXe siècle pour élargir et diversifier le public.

Parmi les solutions envisagées, la gratuité est l’une des plus récurrentes. De fait, un certain nombre de grands musées américains sont gratuits : c’est le cas des musées de la Smithsonian Institution à Washington ou du Walters Art Museum de Baltimore, par exemple. L’approche, assez intuitive, consiste à estimer que le prix d’entrée est prohibitif pour les catégories peu favorisées de la population et par extension que la gratuité permet donc d’élargir le public. Cette dernière est donc au cœur du concept des First Fridays, mais la Frick offre également des réductions ciblées pour certains publics[8]. En outre, le mercredi, de 14 h 00 à 18 h 00, le visiteur paie le prix de son choix (« pay what you wish »), selon une modalité répandue aux États Unis[9]. Ces gratuités ou ces modalités ciblées sur des plages horaires remportent un grand succès : la fréquentation y est alors bien plus forte qu’à l’accoutumée, ce qui montre l’importance de la question tarifaire, mais entraîne parfois une forte affluence, diminuant ainsi le confort de visite. Lors des First Fridays, la densité des visiteurs à la Frick est notable, ce qui se traduit aussi par une mise en danger des œuvres, les mises à distance étant aussi limitées que possible afin de conserver l’ambiance d’une collection privée, ainsi qu’indiqué infra. Des gratuités ciblées sur les publics, à l’instar de ce qu’on trouve dans de nombreux musées européens (seniors, jeunes de 18-25 ans, étudiants…) permettraient de lisser la fréquentation, mais n’offrent que difficilement la possibilité de jouer sur des critères sociaux. Par ailleurs, le succès de fréquentation des horaires pay-what-you-wish et des First Fridays fait nécessairement émerger l’interrogation suivante : s’il est si simple de faire venir un public différent et varié, pourquoi le musée est-il ouvert selon ces modalités seulement dix fois par an, soit environ une trentaine d’heures, correspondant à environ 1 % de son amplitude horaire d’ouverture au public. Les conséquences financières de la soirée ne doivent pas être négligeables : un personnel nombreux est mobilisé pour accueillir le public lors de ces événements et les activités exceptionnelles ont un coût, en partie compensé par la ville de New York qui soutient le projet.

De nombreuses études européennes et nord-américaines pointent le fait que la gratuité ne résout pas à elle seule la question de l’accessibilité du musée, des facteurs socioculturels puissants étant également à l’œuvre. L’institution muséale impressionne et des individus issus de milieux populaires peuvent s’y sentir en décalage avec une culture savante non maîtrisée : il ne suffit pas de rendre les musées gratuits pour que les classes populaires se sentent légitimes à les fréquenter. L’approche économique ne résout pas la question de la distance sociale. L’originalité de l’approche de la Frick Collection repose donc sur une combinaison de plusieurs initiatives : les First Fridays, en plus d’offrir la gratuité, se déroulent en nocturne, donc sur des plages horaires différentes des heures d’ouverture habituelles au public (10 h 00-18 h 00), susceptibles d’accueillir ainsi des visiteurs après leur travail, ce qui renvoie aussi à la volonté de faire du musée un troisième lieu de vie. Par ailleurs, il ne s’agit pas d’une simple gratuité, mais d’une expérience muséale différente, avec des présentations et des ateliers qui sortent de l’ordinaire.
De ce point de vue, les réflexions de la Frick cherchent à prendre en compte cette dimension : aussi bien les séances du Ghetto Film Project que les First Fridays sont articulés autour de la problématique de la médiation et, d’une manière plus générale, de l’accueil au musée, qui insiste dans ces occasions sur sa vocation à être un locus amœnus. Ainsi, la question du confort de visite est prise en compte, des chaises légères et pratiques sont mises à disposition des visiteurs pour suivre les présentations ; le cadre de la Garden Court contribue à faire du musée un lieu d’agrément. Les étudiants de la Ghetto Film School sont reçus un jour de fermeture, ce qui rend leur expérience exceptionnelle dans des conditions de visite privilégiées normalement réservées aux professionnels du patrimoine ou aux VIP. Les présentations, dans leur différents formats, démontrent une prise en compte fine des problématiques liées à la médiation envers des publics variés, avec un vocabulaire choisi, des explications concises mais toujours bien pensées, qui permettent véritablement de mettre en perspective les œuvres. L’interaction avec les visiteurs, l’appel à leur participation (discussions autour d’une œuvre, présentations organisées par les étudiants de la Ghetto Film School) favorisent l’inclusion de ceux-ci dans le processus de découverte de la collection.

Le Ghetto Film Project soulève in fine une dernière question : s’il s’agit assurément d’un partenariat prometteur, il est à noter qu’il s’adresse à des étudiants ayant déjà un intérêt marqué pour le monde de la culture, ainsi que le manifeste leur choix de s’inscrire à ce cursus. Certes, ces derniers peuvent ensuite jouer le rôle d’ambassadeurs du monde des musées, en incitant leurs amis et leur famille à se rendre à la Frick Collection[10] ; pour autant, un enjeu important pour les musées reste posé, à savoir comment s’adresser à ceux qui se sentent éloignés voire étrangers à cet univers. Les initiatives de la Frick montrent que les approches se doivent d‘être complémentaires et associer différents aspects (tarification, médiation, expérience de visite), lesquels sont indissociables des questions de coût et donc de financement de la culture.

Auteur

Paul FROMENT
Conservateur du patrimoine, promotion Hugo-Pratt, chargé des collections de monnaies étrangères au département des Monnaies, Médailles et Antiques, Bibliothèque nationale de France.


[1] Une somme qui peut paraître importante vue depuis les musées européens, mais en ligne avec les tarifs d’autres musées états-uniens : 25 $ pour le Metropolitan Museum of Art ou la Neue Galerie, toujours sur la 5e Avenue, mais aussi par exemple pour le Philadelphia Museum of Art ou le Museum of Fine Arts de Boston.

[2] Pour ne donner que quelques exemples récents : « Masterpieces of French Faience: Selections from the Sidney R. Knafel Collection » (octobre 2018 à septembre 2019) ou « Bertoldo di Giovanni: The Renaissance of Sculpture in Medici Florence » (septembre 2019 à janvier 2020).

[3] Ces remarques sont basées sur des observations personnelles de l’auteur qui n’a pas eu accès à des statistiques sur ce point. D’ordinaire, le public de la Frick Collection se compose plutôt de touristes internationaux, en particulier européens, et est relativement âgé.

[4] Voir le site de la Ghetto Film School www.ghettofilm.org. Plusieurs articles de presse rendent compte de la GFS : voir notamment Laura M. Holson, « Ghetto Film School trains its lens on Hollywood’s diversity problem », The New York Times, 5 octobre 2018 et Jonathan Griffin, « Ghetto Film School: a new prize championing diversity », Financial Times, 7 février 2020             

[5] Voir The Frick Film Project, sur le site de la Frick Collection www.frick.org et Hilarie M. Sheets « Young moviemakers meet old masters at the Frick », The New York Times, 8 janvier 2016

[6] D’après une enquête menée par l’Association of Art Museum Directors, l’American Alliance of Museums et l’Andrew W. Mellon Foundation.

[7] Le court métrage de 2016, qui prend la série de Fragonard comme pierre de touche, peut être vu sur YouTube.com : https://www.youtube.com/watch?v=6vD_ntFaBs4

[8] 17 $ pour les personnes âgées de plus de 65 ans et les personnes atteintes de handicap, 12 $ pour les mineurs et les étudiants.

[9] Le Metropolitan Museum of Art appliquait cette politique tarifaire pour l’ensemble de ses visiteurs jusqu’en 2018, désormais limitée aux seuls habitants de la ville de New York et aux étudiants des états de New York, du New Jersey et du Connecticut.

[10] Ainsi de Natalie Popoter, qui a bénéficié du programme en 2015, ainsi que le relate l’article d’Hilarie M. Sheets « Young moviemakers meet old masters… », The New York Times, 8 janvier 2016


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
INP (10 février 2021). Du Bronx à l’Upper East Side : accueillir de nouveaux publics à la Frick Collection. Variations patrimoniales. Le carnet de l’INP. Consulté le 20 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/qczx


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