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Qu’est-ce qu’un « moviment » ? La référence à Francis Ponge adoptée par le musée national Picasso-Paris

Stage effectué en février-mars 2021 au musée national Picasso-Paris.

 

Que ce soit sur le site internet du musée national Picasso-Paris[1] ou dans les entretiens de son président, Laurent Le Bon, avec la presse, le fait d’apparenter l’institution à un « moviment » intrigue d’abord par son aspect poétique.

Ce terme, inventé par Francis Ponge – ayant par ailleurs écrit sur l’œuvre de Picasso – dans L’Écrit Beaubourg, recouvre plusieurs réalités et intentions. Laurent Le Bon a passé quatorze ans au Centre Pompidou puis au Centre Pompidou-Metz, avant d’être nommé à la présidence de l’établissement public assurant la gestion du musée Picasso-Paris. Ainsi, malgré cette continuité de nature personnelle, le choix d’associer à l’identité du musée Picasso un mot inventé pour la construction du Centre Pompidou a de quoi surprendre. Cette notion a en outre été inscrite dans le projet scientifique et culturel du musée, validé en 2016, montrant son importance et son aspect programmatique.

Monument et moviment

L’Écrit Beaubourg, commande littéraire adressée à Francis Ponge en 1977, commence de la façon suivante :

MONUMENT et institution, voici une grande chose utile ; voici une grande idée logée. Tels ont été les premiers mots venus sur mon écritoire (nous verrons tout à l’heure comment les corriger).

D’emblée, Ponge associe donc monument et fixité, grandeur et intérêt public, en somme des concepts qui renvoient à l’image classique des musées depuis la fin du XVIIIe siècle. Par comparaison, l’hôtel Salé, bâtiment historique qui abrite le musée national Picasso, conçu à l’origine pour un usage privé, a été acquis par la Ville de Paris avant d’être classé Monument historique en 1968 en tant que pièce incontournable de l’architecture du XVIIe siècle. Il est donc consacré depuis 1985 à un « monument » de l’histoire de l’art du XXe siècle.

Dans son texte, Ponge revient comme il l’avait annoncé sur son idée première, après avoir envisagé « la fonction attribuée par son instituteur au Centre Pompidou », à savoir en faire un lieu de « participation » du public, d’« exposition », de « redistribution » des formes de création, voire de « self-service » :

Au cœur donc de Paris, un cœur : un muscle, une pompe aspirante et refoulante, aux battements ininterrompus, animant sans repos, régulièrement, moins régulièrement parfois, aux moments d’émotion ou de fièvre, un corps en forme d’hexagone […] : voilà ce que devait être, serait, sera, est déjà le bâtiment Beaubourg. Moins donc un monument, que, s’il me faut inventer ce mot : un moviment.

Au sein de cette apparente contradiction dans les termes, il reste du monument son héritage muséal et la commande politique. Le mouvement intervient dans la fonction et l’usage futur du bâtiment (l’« instituteur » républicain ayant lui-même souhaité cette ouverture et ce mouvement). Ce mot fait donc le constat d’une réalité multiple tout en témoignant d’un projet de mise en lien du public avec la création artistique.

Francis PONGE, L’Écrit Beaubourg, Paris, Centre Georges-Pompidou, 1977.

Le moviment Picasso

Dans la continuité de la polysémie proposée par Ponge dans L’Écrit Beaubourg, lorsque Laurent Le Bon est interrogé sur le choix de la référence au moviment, il mentionne à la fois les héritages, les réalités actuelles et la philosophie des projets muséographiques :

Ce bâtiment a une histoire qui va du XVIIe siècle à Jean-François Bodin. On ne rentre pas dans quelque chose de figé, mais dans une complexité architecturale qu’il faut mettre en valeur. Il faut jouer en permanence en fonction de l’énergie et du budget, modifier les choses par de nouveaux regards. Il n’y a pas un étage collection, un étage exposition. Tout est exposition[2].

La première de ces réalités est donc le caractère évolutif du bâtiment, qui a connu de nombreux propriétaires, a servi de galerie d’exposition du bronzier d’art Henri Vian jusqu’en 1941, a été réaménagé par l’architecte Roland Simounet dans les années 1970-1980 – projet suivant de très peu la construction de Beaubourg – pour l’ouverture du musée Picasso. La mise en valeur de ces évolutions se retrouve dans la muséographie. À titre d’exemple, l’exposition « Picasso-Rodin[3] » au musée Picasso met en regard Le Penseur de Rodin et La Grande Baigneuse au livre de Picasso autour de l’escalier d’honneur, tirant parti de sa monumentalité, et intègre dans son parcours les vitrines conçues par Roland Simounet, au lieu de chercher la parfaite unité muséographique. La deuxième réalité évoquée est la réalité budgétaire, puisque l’établissement doit s’autofinancer à plus de 60 %. Celle-ci oblige à plus de souplesse et de mouvement, étant nécessaire d’avoir une fréquentation suffisante – donc de se renouveler régulièrement – et de réfléchir à d’autres sources de financements, comme les itinérances à l’étranger d’expositions clés en main[4].

En parallèle, la manière d’approcher l’œuvre de Picasso, pour rompre avec le musée monographique traditionnel, est empreinte d’une philosophie particulière : d’une part montrer le « caractère foisonnant des expérimentations picassiennes », d’autre part faire du musée « un lieu de mémoire, de recherche, de création[5] », aussi bien par des rapprochements avec d’autres artistes que par la mise en valeur du fonds d’archives[6] ou par l’intervention d’artistes contemporains[7]. Cette notion décrit également une politique de mouvement des œuvres, dans un esprit d’accès élargi à la production de l’artiste. Celles-ci sont très régulièrement prêtées – plus de 1 000 prêts par an, hors 2020 – en excluant les plus fragiles[8]. En outre, à côté des expositions temporaires, l’exposition permanente pourrait être qualifiée de « semi-permanente » puisqu’elle est renouvelée tous les six mois en abordant des angles différents. Voilà pourquoi « tout est exposition ». Enfin, l’un des objectifs depuis la réouverture du musée est d’en faire un point de convergence des études sur Pablo Picasso ainsi qu’un point d’appui au développement de la recherche française sur l’artiste. Des partenariats de recherche sont ainsi mis en place[9] et l’accès aux archives pour les chercheurs est l’une des préoccupations du musée[10].

Derrière la notion, les équipes

Cette politique de prêts et d’évènements autour de Picasso semble payante, ne serait-ce qu’en termes de fréquentation – passée de 300 000 visiteurs en 2009 à 630 000 en 2019. Pour suivre ce rythme, les équipes du musée Picasso-Paris, une centaine d’agents en totalité, doivent fournir une activité intense, tant côté scientifique – toutes les expositions comprennent au moins un commissaire interne à l’institution – que côté logistique et technique. Le musée est l’un des rares en France à avoir fait le choix de regrouper tout ce qui touche à la régie des œuvres, à la conservation préventive et à la mise en exposition au sein d’un département de la Production, centre fonctionnel indispensable au « moviment ». Celui-ci a par ailleurs pris en charge l’harmonisation et la normalisation des pratiques de convoiement des œuvres, nécessaire face à l’intensification des prêts et des itinérances. Il faut également mentionner les personnels d’accueil et de surveillance qui ont été directement concernés par la forte augmentation de fréquentation. Le plafond d’emplois s’impose comme une limite parfois problématique dans un musée à forte part d’autofinancement comme celui-ci.

Cette référence de la part du musée Picasso-Paris au moviment cher à Francis Ponge, s’appuyant sur les réalités et les contraintes existantes pour en extraire une vision et une cohérence dans l’esprit des projets, est donc plus complexe et plus subtile qu’il n’y paraît. Il ne semblerait cependant pas absurde que le ralentissement généralisé du monde des musées en 2020-2021 du fait de la pandémie de Covid-19 accompagne une adaptation de la notion, autour de la fidélisation des publics et d’un nouveau rythme dans le rapport aux œuvres.

Jean CABARET
élève conservateur du patrimoine, spécialité patrimoine scientifique, technique et naturel

[1] « Les réseaux du musée Picasso-Paris », https://www.museepicassoparis.fr/fr/les-reseaux-du-musee-picasso-paris [lien valide en octobre 2021].

[2] Roxana AZIMI, « “J’aimerais que le musée Picasso soit un lieu de vie.” Entretien avec Laurent Le Bon, président du musée Picasso », Quotidien de l’Art, no 698, 24 octobre 2014.

[3] Présentée concomitamment au musée Rodin et au musée Picasso jusqu’au 2 janvier 2022. Commissariat : Catherine Chevillot, Virginie Perdrisot et Véronique Mattuissi.

[4] Voir, à titre d’exemple, l’exposition « Picasso. Figures » au Frist Art Museum de Nashville en 2021. Commissariat : Emilia Philippot et François Dareau.

[5] « Rapport annuel d’activité 2015 du musée national Picasso-Paris », faisant le bilan de la première année d’exploitation après sa réouverture, téléchargeable depuis la page internet suivante : https://www.museepicassoparis.fr/fr/letablissement-public-du-musee-national-picasso-paris [lien valide en octobre 2021].

[6] Le fonds, contenant 200 000 pièces, a notamment été mis en exergue lors de l’exposition « Picasso 1932. Année érotique » en 2017-2018. Commissariat : Laurence Madeline et Virginie Perdrisot.

[7] L’exposition « Picasso et la bande dessinée », en 2020-2021, montrait une grande diversité de regards d’artistes contemporains sur l’œuvre de Picasso. Commissariat : Vincent Bernière et Johan Popelard.

[8] Le projet « Picasso Méditerranée » en 2017-2019 a été l’occasion de multiples collaborations et de nombreux prêts (1 968 prêts en 2019). Voir le Rapport annuel d’activité 2019 du musée national Picasso-Paris » téléchargeable depuis la page internet suivante : https://www.museepicassoparis.fr/fr/letablissement-public-du-musee-national-picasso-paris [lien valide en octobre 2021].

[9] Par exemple avec le musée Picasso de Barcelone, travail conjoint concrétisé à travers l’exposition « Picasso, la mirada del fotògrafo », au musée de Barcelone en 2019.

[10] En 2020, 2 % des 200 000 archives étaient numérisées, mais le développement de la politique de numérisation est l’un des objectifs affichés du musée.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
INP (5 novembre 2021). Qu’est-ce qu’un « moviment » ? La référence à Francis Ponge adoptée par le musée national Picasso-Paris. Variations patrimoniales. Le carnet de l’INP. Consulté le 13 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/qd0r


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