Marseille, première ville française de l’année France-Portugal

Stage effectué en février-mars 2020 au musée Cantini, Marseille.

Les saisons culturelles constituent depuis leur création en 2001, année de la saison France-Hongrie, un des axes majeurs de l’action européenne et internationale du ministère de la Culture. Pilotée par l’Institut français, opérateur commun du ministère de la Culture et du ministère des Affaires étrangères, cette série d’événements et de rencontres est toujours porteuse de nouvelles rencontres et de nouveaux partenariats, et leur abandon ou leur décalage représente une perte sensible pour les pays ainsi mis à l’honneur par les institutions culturelles françaises. La saison Africa2020, qui devait être consacrée aux cinquante-quatre états du continent africain, a ainsi été frappée de plein fouet par la série de fermetures de lieux culturels entraînée par la crise sanitaire déclenchée par l’épidémie Covid-19. Son prolongement en 2021 lui permettra de réaffirmer la diversité des expressions culturelles en France, et de faire face, à travers sa programmation, aux grands défis du XXIe siècle.

La programmation à venir des saisons culturelles s’aligne sur ce réajustement du calendrier : la saison France-Portugal, initialement prévue pour le second semestre 2022, a finalement été reprogrammée pour les mois de février à octobre 2022, et sera suivie de la saison France-Japon, des mois d’octobre 2022 à mars 2023. Cette saison croisée s’inscrira dans la continuité des présidences portugaises et françaises de l’Union européenne ; elle intéresse à ce titre plusieurs collectivités françaises qui cherchent à travers cette série d’événements à affirmer de manière forte les liens qui les lient à leurs voisins portugais et à leur culture.

La ville de Marseille a en particulier cherché, dès l’annonce de la saison croisée entre la France et le Portugal en juin 2018, à s’imposer comme la ville française de référence en matière de partenariats et de programmations. La réouverture du musée d’Art contemporain de la Ville, prévue pour le printemps 2022, a été envisagée un temps comme une occasion de mettre à l’honneur un artiste contemporain portugais, parallèlement à une autre manifestation majeure de l’année France-Portugal attendue dans la ville : l’inauguration d’une exposition consacrée à l’artiste portugaise Maria Helena Vieira da Silva (1908-1992) au musée Cantini, organisée en partenariat avec le musée des Beaux-Arts de Dijon et la galerie Jeanne-Bucher Jaeger à Paris.

Rassemblant un ensemble d’œuvres exceptionnel, cette rétrospective retrace les étapes clés de la carrière de cette artiste de renommée internationale, dont la carrière aura été marquée par un questionnement sans relâche sur la perspective, les transformations urbaines, la dynamique architecturale, ou encore la musicalité de la touche picturale. L’artiste attribue cette musicalité aux azujelos de Lisbonne, ces carreaux de faïence dont le souvenir imprègne très tôt son travail :

Au Portugal, on trouve beaucoup de petits carreaux de faïence, des azujelos, le mot vient d’azur, parce qu’ils étaient bleus. Ils sont un motif de décoration traditionnel dans les vieilles maisons. Cela aussi m’a influencée. Enfin, cette technique donne une vibration que je recherche et qui permet de trouver le rythme d’un tableau[1].

Conçues comme des labyrinthes, les œuvres de Vieira da Silva convoquent le pouvoir du regard, plaçant l’œil du spectateur, et son absorption dans les méandres de la toile, au cœur de son sujet. Cet œil, sans cesse sollicité, malmené, tente de recomposer les indices épars de la représentation du réel, jusqu’à la limite de l’abstraction.

Le parcours chronologique et thématique de l’exposition aura vocation à retracer la carrière de Vieira da Silva, de ses débuts figuratifs à Lisbonne dans les années 1920 aux peintures évanescentes des années 1980. Une section de l’exposition sera plus particulièrement consacrée à son voyage à Marseille en 1931, moment du premier contact avec la France, source d’inspiration et période clé dans la définition de son schéma pictural. Séjournant dans la cité phocéenne avec son mari le peintre hongrois Arpad Szenes, Vieira da Silva, alors âgée de vingt-trois ans, est bouleversée par la vision du pont transbordeur : cette architecture métallique soutenue par des câbles arachnéens la fascine. Comme elle l’écrit alors à sa mère :

Oui, je me suis habituée à voir les ponts en construction comme des chefs-d’œuvre, même s’ils ne l’étaient pas en fait. Mais tout cela et le chemin de fer ou la musique du train, c’était une ouverture pour aimer [Fernand] Léger dont j’ai suivi l’enseignement. À travers les manifestes artistiques (futurisme, surréalisme), j’ai compris combien en ce siècle, la vie a changé, combien elle a un côté dynamique[2].

Maria Helena Vieira da Silva, Marseille Blanc, 1931, peinture à l’huile sur toile (54 cm x 81 cm), conservée au musée Cantini, Marseille.

Le musée Cantini ayant acquis en 2020 l’œuvre Marseille Blanc, peinte à la suite de ce séjour, l’exposition est l’occasion de rassembler ses œuvres dédiées à Marseille. Le catalogue raisonné de l’artiste dénombre en effet onze œuvres réalisées à Marseille en 1931 et se référant à des sujets caractéristiques de la ville : le phare, le port, les quais, les balançoires, les entrepôts et le pont transbordeur. Ces thèmes témoignent tous du goût déjà présent de l’artiste pour les « architectures imaginaires », combinant la structure des entrepôts industriels avec les armatures métalliques créatrices de réseaux serrés et inextricables. Cette linéarité architecturale du motif s’épanouira par la suite dans le reste de son œuvre, toujours mêlée aux principes élémentaires de l’abstraction, interdisant au spectateur de s’arrimer trop fermement à un espace donné. Pierre Wat va jusqu’à assimiler cette architecture au concept de ruine mémorielle :

Malgré les ruines architectoniques, malgré la structure qui tient et édifie le tout, l’indécis ne cesse de s’opposer au net, le vertige à l’organisation. Comme si la peinture était ce qui vient ruiner l’architecture : ruine féconde, aveuglante, qui égare le regardeur, pour mieux nourrir sa sensation[3].

La rétrospective parvient à rassembler un ensemble exceptionnel d’une centaine d’œuvres rarement montrées en France, en provenance tant de collections particulières que d’ institutions prestigieuses : en France, le Centre Pompidou-musée national d’Art moderne, le Fonds national d’art contemporain, le musée d’Art moderne de la Ville de Paris, le musée des Beaux-Arts de Dijon (donation Granville), le musée de Colmar, le musée de Grenoble, le musée d’Arts de Nantes, le musée Fabre de Montpellier, le musée des Beaux-Arts de Lyon, les musées métropolitains de Rouen et, au Portugal, la Fondation Arpad-Szenes – Vieira-da-Silva et la Fondation Calouste-Gulbenkian. L’exposition bénéficiera par ailleurs de l’expertise scientifique et du soutien financier de l’Institut français et de la Fondation Calouste-Gulbenkian.

Cette volonté de mettre en avant une artiste encore trop peu connue du public français marque l’engagement constant des musées de Marseille pour faire progresser la parité dans sa programmation. En écho à Marseille et Dijon, la ville d’Orléans prévoit elle aussi d’organiser une exposition consacrée à Vieira da Silva, l’artiste ayant longtemps travaillé sur les bords de Loire. Entre un élan de plus en plus partagé par les musées français de mettre en avant les trajectoires d’artistes femmes et l’année France-Portugal, nous pouvons déjà pressentir les signes avant-coureurs d’une véritable « Vieira-mania » prête à rayonner sur la France l’année prochaine.

Milena GLICENSTEIN
Élève conservatrice du patrimoine, spécialité musées.

[1] Anne PHILIPE [entretiens avec Marie-Hélène VIEIRA DA SILVA & Arpad SZENES], L’Éclat de la lumière, Paris, Gallimard, 1978.

[2] Maria Helena Vieira da Silva, 17 juillet 1931, correspondance personnelle conservée par le Comité Vieira-da-Silva à Paris.

[3] Pierre WAT, in Véronique JAEGER, Stéphane CUSTOT, Emmanuel DI DONNA, Pierre WAT & Kent MITCHELL MINTURN (dir.), Maria Helena Vieira da Silva, catalogue d’exposition (Paris, galerie Jeanne-Bucher Jaeger, du 20 septembre au 16 novembre 2019), Paris, galerie Jeanne-Bucher Jaeger, 2019.


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