Former des conservateurs (partie 1). Collégialité, hiérarchie et équilibres

Dresser un bilan au moment de quitter  un poste  pour  en prendre  un  nouveau peut se faire de manière factuelle, en donnant la liste des chantiers menés à bien, des objectifs atteints et des points restant en souffrance, indicateurs quantitatifs à l’appui. Il peut aussi se faire en tentant de réfléchir aux lignes directrices qui ont sous-tendu, parfois de manière explicite, souvent de manière implicite, le travail accompli. Certaines de ces lignes pouvaient être déjà à l’état d’ébauche au commencement, d’autres ne se dégagent qu’une fois le chemin parcouru.

Il ne s’agit pas ici d’un plaidoyer pro domo. On en est conscient, l’écart entre l’intention et sa réalisation pourra frapper le lecteur, surtout s’il est instruit par l’expérience directe de la formation en tant que conservateur stagiaire. Il ne s’agira pas non plus d’une présentation institutionnelle. Celle-ci existe, et il serait hors de propos de redire ce qui a mieux été écrit par ailleurs sur les réformes structurelles les plus récentes de cette formation^[1]. Bien au contraire, dans un esprit de fidélité au titre de cette rubrique des Variations patrimoniales (les « réflexions pédagogiques »), l’attention se portera plutôt – à l’image de l’un des principes que l’on verra développés ici – sur la zone d’autonomie de la direction des Études de l’INP, telle qu’elle se construit, au quotidien et dans la durée, de manière tant formelle qu’informelle, avec les stagiaires. Il ne sera pas question, enfin, d’asséner ici des vérités définitives. Parce qu’il se veut une réflexion pédagogique, ce texte a vocation à être lu, commenté, critiqué de la plus rude manière, biffé, raturé, dépassé par d’autres, mais néanmoins maintenu, même frappé d’obsolescence, puisqu’aussi bien il est appelé à devenir une source pour qui portera un jour sur la formation des conservateurs un regard objectivant d’analyse historique ou sociologique.

Collégialité et hiérarchie

On pourrait commencer par une référence à la ci-devant École nationale d’administration (ENA), même si s’émanciper dans les actes et par la pensée du modèle que constitue « la grande sœur » – si prégnant depuis les origines – est devenu au fil des ans un objectif de plus en plus conscient, afin de faire ressortir la spécificité de la posture de savant en politique qui est selon nous l’originalité du conservateur. Dans les notices du Who’s who in France, le passage par l’ENA ne figure jamais dans les sections « Études » ou dans les « Diplômes » de la biographie, mais toujours dans la « Carrière ». De même, le conservateur stagiaire n’a de l’étudiant ni le nom, ni le statut, et, bien que stagiaire, il est conservateur dès le jour de son entrée en formation. Il appartient au corps ou au cadre d’emploi, prend place dans la grille indiciaire, et sa condition est décrite dans les textes réglementaires spécifiques à la profession. Il en résulte, en toute logique, que, pour les encadrants de la direction des Études, il est avant tout un collègue, et doit être traité comme tel^[2]. Ce postulat implique esprit de collégialité, recherche du consensus et maintien du dialogue même en situation de tension, dans une relation qui reste avant tout hiérarchique et non pédagogique.

En effet, la relation entre les membres de la direction des Études et les conservateurs stagiaires n’est qu’indirectement pédagogique. La transmission des connaissances s’effectuant avant tout par le truchement d’intervenants extérieurs, cette relation n’est pédagogique que dans la mesure où le comportement des membres de la direction des Études doit avoir pour les stagiaires valeur d’exemple (positif, dans la mesure du possible), mais dont ils peuvent et doivent aussi se démarquer pour construire leur propre représentation de la profession.

En tant que rapport hiérarchique, cette relation a tout à gagner à reposer sur des règles explicites, énoncées au départ, à être marquée par la recherche de la bienveillance mutuelle et à être nourrie par la justification réciproque des actes. Si l’absence d’un jour doit être justifiée, l’assiduité doit l’être en retour : elle peut être expliquée par l’obligation d’exemplarité à laquelle le futur cadre devra s’astreindre à l’égard de ses équipes dans un avenir proche et qui mériterait d’être cultivée dès le temps de la formation^[3], elle mérite surtout d’être défendue au nom de la recherche de création d’un collectif, qui est difficile à construire sur une courte période de neuf mois d’enseignements, dont beaucoup se déroulent en outre en petits groupes.

La recherche des équilibres

Cette recherche des équilibres concerne aussi bien l’articulation entre le cadre général qu’est la conservation du patrimoine et les spécificités professionnelles ou scientifiques que la mise en œuvre des différentes dimensions du parcours de formation.

S’agissant du premier point, il en va de la formation comme du concours qui la précède : la recherche de l’équilibre entre généralité et spécialités est le premier défi de la construction de l’identité professionnelle. En 2016, l’association des élèves de l’INP, Alumni INP Conservateurs, avait donné pour intitulé à la conférence de son assemblée générale : « Le conservateur du patrimoine, une espèce en voie de disparition ? » Plus de trente ans après la création de l’École nationale du patrimoine (ENP), du cadre d’emploi et du corps, on pourrait tout autant avoir le sentiment que l’espèce (le corps en question) n’existe pas encore – le dynamisme des associations professionnelles sectorielles par rapport à celui de l’association Alumni en est du reste un indice. En effet, si ce qu’est un conservateur est bien défini par les textes et cette définition bien mise en œuvre par le programme pédagogique, on peut penser que le « patrimoine » est longtemps demeuré, paradoxalement, une notion sous-investie par l’INP, patrimoine étant entendu en son sein, de manière spontanée, comme un ensemble de biens ressortissant à différentes catégories (les neuf spécialités des restaurateurs et les cinq des conservateurs) et non comme un concept éminemment politique, nomade et dynamique, en constante transformation au sein de la société et dont les pouvoirs publics tentent de suivre certaines transformations en même temps qu’ils en impulsent d’autres.

Certains de ces équilibres sont inscrits dans le programme de la formation : il en va ainsi, par exemple, de l’articulation entre tronc commun et cours de spécialité, mais aussi, à l’intérieur des modules voués au traitement de la chaîne patrimoniale (conservation-restauration, médiation et diffusion, construction et aménagement des bâtiments), entre cadrage généraliste et modulations spécifiques. Le parti assumé, unique dans les grandes écoles du service public, d’une formation commune pour les collectivités territoriales, l’État et la Ville de Paris, mais avec la prise en compte de la spécificité de l’environnement territorial à travers les temps de formation en inter-filière à l’Institut national des études territoriales (Inet), en est un autre. Plus complexe à traiter est la recherche d’un équilibre entre un modèle professionnel et institutionnel de facto dominant (parce que supérieur en nombre et plus visible sur la scène nationale et internationale, soit celui du musée de beaux-arts et de ses professionnels) et une ambition de départ affichée, celle du « patrimoine », qui se veut fédératrice et évolutive. Avoir conscience de ce déséquilibre, et plus encore de ses effets sur la construction des représentations du patrimoine autant que sur les modalités de son traitement est une chose. Tenter de le résoudre en est une autre, dans le choix des intervenants, dans la défense du stage hors-spécialité en tant que contrepoint nécessaire pour sortir de sa zone de confort, ou encore dans l’ouverture prospective aux autres formes de patrimoine et aux autres cadres de son expérience. À la limite, face à toute proposition d’intervention (voire face à tout exemple donné dans un argumentaire ou tout choix iconographique de représentation de l’établissement), il faudrait se demander si la référence aux musées de beaux-arts et à leurs collections s’impose à l’esprit parce que pertinente dans ce contexte discursif particulier ou si elle vient par facilité et paresse intellectuelle (vulgo dicitur : « C’est comme ça dans les musées et [donc] c’est pareil ailleurs »). Cet exercice relève non pas de la défense corporatiste de certaines spécialités par rapport à d’autres, mais, pour le dire vite, de la préservation et de la dynamisation de la biodiversité de l’écosystème patrimonial, qui, après une période de trente ans de dilatation continue – et la création d’une école « du patrimoine » en a constitué un point d’orgue – a perdu de sa vitalité politique initiale et paraît se rétracter sur la survalorisation d’un modèle unique, d’autant plus dominant qu’il participe seul pleinement de la mondialisation des échanges – et la même école, sans faillir à sa mission initiale, ne saurait être un agent conscient, parmi d’autres, de cette évolution.

L’autre grand défi d’équilibre est relativement indifférent aux particularités du champ professionnel patrimonial, à ses subdivisions et à ses polarisations. Il réside dans la mise en œuvre du parcours pédagogique dans son ensemble, entre théorie et pratique. Le terme d’école « d’application » pose ici problème, dans la mesure où – là encore par paresse intellectuelle – il induit souvent, implicitement, réduction de la dimension applicative de la formation à son versant pratique. D’autant plus que, disons-le, la théorie a souvent mauvaise presse tant elle est soupçonnée – de manière tout aussi implicite – d’alimenter les tentations intellectualistes. La théorie renverrait au monde passé, celui d’avant le concours (ce qui est aussi une confusion, parfois sciemment entretenue, entre savoirs académiques accumulés et capacité à théoriser dans et pour l’action).

À rebours d’une posture qui verrait partout les bénéfices de la pratique (voire du « pratico-pratique » et de l’inévitable « boîte à outils » qu’on lui accole souvent) – oubliant qu’une pratique sans fondement théorique n’est même pas une technique mais tend vers l’exécution mécanique –, on a souhaité, et l’on souhaite encore revaloriser l’importance de l’apport théorique de la formation, non parce que la théorie serait bonne en elle-même ou supérieure à la pratique, mais tout simplement parce que le projet pédagogique repose sur l’articulation dialectique entre les deux. À ce titre, il faut le rappeler, la première et la plus fondamentale articulation entre théorie et pratique réside dans l’alternance des enseignements et des stages, les seconds étant la mise à l’épreuve et la mise en application des premiers. À la limite, un cours qui ne reposerait que sur des études de cas, des retours d’expériences ou des exercices pratico-pratiques finirait par n’être qu’une version schématisée, décontextualisée et appauvrie de l’expérience de stage. La mise en pratique peut découler de la théorie, ou, au contraire, la seconde peut se déduire de la première et les deux peuvent parfois se combiner, comme dans le module de déontologie, ou la conférence inaugurale est suivie d’une phase d’observation in situ pendant le stage, à la recherche de recueil d’exemples, avant que la journée de travail en commun avec des hauts-fonctionnaires de permette de tirer de ces cas d’étude de nouvelles montées en généralité, nourries de l’expérience.

Auteur

Christian HOTTIN
Conservateur en chef du patrimoine, directeur des Études du département des Conservateurs, responsable de la programmation et des publications scientifiques (2016-2022).

^[1] Philippe BARBAT, « Une source d’inspiration », La Gazette des archives, n^o 247, vol. 3, « Marie-Paule Arnauld. La plénitude d’un métier », 2017, p. 37-44 [disponible en ligne], www.persee.fr/doc/gazar_0016-5522_2017_num_247_3_5543 [lien valide en août 2022].

^[2] À ce titre dans le vocabulaire employé, on s’est efforcé de gommer le plus possible les références à la « scolarité » pour privilégier systématique le terme de formation. À terme, cela pourrait supposer la suppression du terme « élève » et la généralisation du terme de « conservateur stagiaire ».

^[3] Mais l’argument est largement bancal, l’assiduité aux cours de l’ENA n’étant pour le coup requise que de manière très ponctuelle.