Former des conservateurs (partie 2). De la place du dialogue et de l’autonomie

Le conservateur stagiaire qui débute sa formation à l’INP n’est plus, comme cela pouvait être le cas dans les années 1990, vierge de toute expérience professionnelle. Le développement de la pratique des stages se lit dans les curriculum vitae des lauréats du concours externe, qui affichent, en général, entre cinq et dix expériences préprofessionnelles avant l’arrivée en formation initiale (stages ou contrats de vacation). S’ajoutent à cela les profils professionnels, moins rares qu’on ne le croit, des lauréats du concours externe qui travaillaient déjà de manière régulière sans toutefois satisfaire aux conditions du concours interne. Enfin, entre les lauréats des concours interne et (éventuellement) Sauvadet^[1], et les promus du tour extérieur, on compte en moyenne une bonne moitié de la promotion qui entame son parcours de formation avec une expérience confirmée du monde du travail.

En tenant compte de ces paramètres, quel peut être le rôle joué dans ce parcours par la direction des Études de l’établissement, et plus généralement par l’institution, en dehors de l’organisation des cours et de la planification des stages ?

Entretenir et approfondir le dialogue

La direction des Études a vocation à être, au quotidien, le premier – mais non le seul – lieu de dialogue des conservateurs stagiaires avec les professionnels du patrimoine. Cela se manifeste au jour le jour par la pratique permanente de la « porte ouverte^[2] ». Cela se concrétise en outre, sur toute la durée de formation, par des entretiens individuels permettant de faire des points sur le parcours du stagiaire : un entretien de prise de contact, à l’issue des résultats du concours, suivi d’un rendez-vous de bilan du premier semestre, au mois de juin, pour porter à connaissance les évaluations des premiers modules, recueillir les premières impressions et discuter des choix de stage à l’étranger ; telles sont les premières étapes de ce dialogue. Il se prolonge par un entretien individuel approfondi, mené à l’occasion de la visite de stage de spécialité au cours du second semestre. Il s’achève, enfin, avec la participation de la direction des Études aux deux entretiens de fin de formation : celui portant sur les travaux du stage de spécialité et celui de bilan global avec la direction, au cours duquel un membre de la direction des Études retrace le parcours du stagiaire et commente avec lui ses évaluations.

Au-delà de cet espace de discussion individuel, le dialogue se noue de manière collective grâce à la participation des élèves à la vie de l’établissement. Les délégués de promotion (en principe un représentant de la fonction publique territoriale et un représentant de la fonction publique d’État) interagissent de manière régulière avec les membres de la direction des Études pour relayer les demandes de la promotion, transmettre les attentes ou les informations de la direction, et plus généralement évoquer tout sujet susceptible de faire débat. Les délégués jouent en outre un rôle crucial dans la collecte, la synthèse et la transmission des appréciations portées sur les enseignements, qui constituent pour la direction des Études et les coordinateurs de module un élément fondamental d’actualisation de la programmation des cours. À côté de ces référents de proximité, propres à chaque promotion, l’ensemble des conservateurs stagiaires est représenté au sein des instances de gouvernance de l’établissement (conseil scientifique et conseil d’administration) et reçoit mandat pour intervenir dans les débats, notamment en portant à connaissance des autres membres les revendications des stagiaires.

Enfin, le temps de la formation est celui de la poursuite – pour celles et ceux qui viennent du monde du travail – ou de l’approfondissement des relations avec l’environnement professionnel du patrimoine. Les modalités de transmission des connaissances au sein de l’établissement (absence d’un corps professoral permanent, recours à environ 250 intervenants extérieurs pour chaque promotion, très majoritairement issus du monde de la conservation) sont au cœur de ce dispositif de découverte et d’insertion du futur environnement de travail, puisque le stagiaire rencontre, presque nécessairement, ses futurs collègues, et très souvent ses futurs encadrants. Les stages, et tout particulièrement le stage de spécialité, sont l’occasion pour le conservateur stagiaire de nouer une relation au long cours avec son encadrant, et celui-ci est invité à ménager dans son emploi du temps des moments réguliers de dialogue avec le stagiaire, afin que ce dernier puisse poser tout type de questions, soit en rapport avec l’actualité du service qui l’accueille, soit avec la conception du métier. Outre ces situations de dialogue directement liées à la formation (cours et stages), un troisième dispositif a été développé ces dernières années et est désormais commun à tous les élèves : le conseil de professionnalisation. Il s’agit d’un tiers lieu d’échanges qui permet, trois fois au cours de la formation, de réfléchir en commun (avec un « miroir » collectif) sur la construction de l’identité professionnelle et sur les projets à court et moyen terme du stagiaire ; une première fois pour un sorte de bilan des compétences, une deuxième fois après un semestre de formation, comme un point d’étape, une troisième fois avant la fin de la formation, alors que ses dessinent les affectations ou les perspectives de recrutement. Le conseil de professionnalisation se compose de conservateurs de la spécialité du stagiaire, qui étudient avant chaque rencontre la note de synthèse rédigée par ce dernier en vue de l’entretien, puis ont avec lui une discussion approfondie, sur la base de ce document. Initialement mise en place dans le cadre de la formation des conservateurs territoriaux au sein de l’Institut national des études territoriales (Inet), ce dispositif a été dernièrement étendu aux élèves de la fonction publique d’État et de la Ville de Paris.

Accompagner vers l’autonomie

L’accompagnement vers l’autonomie se construit au cours du parcours de formation de trois manières distinctes : par une prise en compte croissante des avis du stagiaire dans les choix de stage, par une validation des modules qui donne la priorité à des travaux « grandeur nature » plutôt qu’à des exercices fictifs, par une incitation à la prise d’initiatives personnelles ou collectives.

Si les cours constituent vraisemblablement la partie « imposée » du parcours, les stages forment quant à eux le programme « libre », ou, plus exactement la partie de « plus en plus libre » du cursus. La marge de manœuvre du stagiaire dans la détermination de sa destination de stage est en effet croissante tout au long des dix-huit mois qu’il passe à l’INP. S’agissant du premier stage, celui d’une durée d’un mois en administration culturelle, la liberté est relativement restreinte, toutes les destinations étant plus ou moins considérées comme d’un intérêt équivalent (ce stage n’a en effet rien à voir avec la spécialité du futur conservateur, étant avant tout un moment d’immersion dans la construction des politiques culturelles sur le territoire). Seules sont prises en compte par la direction des Études l’appartenance du stage à l’une ou l’autre des fonctions publiques d’une part et, d’autre part, les contraintes personnelles ou familiales qui peuvent interdire certaines destinations ou au contraire en privilégier d’autres. Pour le deuxième stage, le stage de spécialité qui s’étend sur le deuxième semestre de la première année, la faculté pour le stagiaire de déterminer ses choix de manière autonome est déjà sensiblement plus importante. À l’issue du stage en administration culturelle, la promotion reçoit les offres de stage qui ont été adressées par les institutions patrimoniales des différentes spécialités. Ces offres présentent de manière détaillée la mission scientifique principale qui sera confiée au stagiaire. C’est donc sur la base de ces propositions de missions que la promotion se répartit les lieux de stage et fait connaître ses choix à la direction des Études avant validation par la direction. Les offres de stages sont en général nettement plus nombreuses que le nombre de stagiaires, ce qui limite les conflits et garantit une certaine fluidité dans les discussions en vue de la répartition des destinations. La vigilance exercée par la direction des Études se limite en principe à l’arbitrage en cas de concurrence sur un projet, ainsi qu’à la recherche d’une diversification des destinations par rapport aux expériences professionnelles ou préprofessionnelles antérieures. L’autonomie est plus importante encore pour le choix du lieu de stage à l’étranger, puisque chaque stagiaire formule de lui-même quatre vœux de destination assortis d’un argumentaire de justification. Sur proposition de la direction des Études validée par la direction, l’un de ces vœux est exploré en priorité. En cas de refus par l’institution d’accueil, les autres vœux sont successivement envisagés. L’INP fait connaître à la promotion les institutions étrangères avec lesquelles des relations de confiance ont été nouées au fil des ans, et indique en outre les destinations privilégiées par l’établissement dans le cadre de sa stratégie internationale. Enfin, la liberté de choix est totale pour le stage hors spécialité, pour peu que la demande formulée reste dans le secteur professionnel des métiers de la culture et qu’elle se situe, effectivement, hors de la spécialité de l’élève.

Chantier des collections, constat d’état, déontologie, gestion des ressources humaines, médiation et diffusion, construction et équipement des bâtiments patrimoniaux : depuis longtemps déjà la grande majorité des modules de formation de l’INP fait l’objet d’évaluation à travers des travaux collectifs. Néanmoins, l’évolution la plus récente en ce domaine réside dans la décision de privilégier les réalisations « grandeur nature » en remplacement des exercices. On entend par travail « grandeur nature » un travail, individuel ou collectif, qui tout en étant programmé dans le cadre de la formation, constitue une réalisation de même ordre et de même nature que celles que les professionnels en exercice accomplissent dans le cadre de leurs missions. Ce travail ne se réduit donc pas à sa dimension pédagogique (et à l’éventuelle évaluation qui en découle), il constitue un bénéfice symbolique net pour le stagiaire, dans la mesure où il justifie, par exemple, de figurer sur son CV (au même titre que les communications, articles ou ouvrages écrits en nom propre qui sont la marque de son insertion dans la communauté scientifique).

Un pas décisif a été franchi avec la généralisation du projet collectif d’éducation artistique et culturelle, qui se déploie désormais sur les dix-huit mois de formation en remplacement d’un travail individuel de moindre ampleur qui prenait place, souvent de manière peu harmonieuse, pendant le stage de spécialité. De même, au cours de ces dernières années, chaque fois que cela a été possible, l’exercice de transposition fictif d’une exposition de son lieu de présentation initiale vers un autre a été transformé en projet de conception et de réalisation d’une véritable exposition, même si celle-ci demeure, par nécessité, de taille assez modeste et s’avère souvent virtuelle^[3]. Plus gratifiantes pour les stagiaires, plus efficaces pour l’acquisition des savoir-faire, ces réalisations « à l’échelle 1 » viennent en outre nourrir les curriculum vitae d’expériences concrètes et peuvent être mises en avant dans le cadre des processus d’affectation et de recrutement.

Enfin, en dehors du programme des cours, c’est à travers la conception de bout en bout de journées d’études que s’affirme à la fois la construction du collectif de chaque promotion et la capacité de collectif à conduire un projet en autonomie. La journée d’études de promotion a été mise en place en 2018. Elle a supposé la création d’une association des élèves pour permettre l’octroi de subventions, et elle bénéficie de l’accompagnement de l’institution sur le plan matériel (par exemple avec la réservation de l’amphithéâtre de la galerie Colbert pour garantir un lieu d’accueil, sans que cela empêche le collectif de nouer un partenariat avec une institution plus en rapport avec la thématique retenue). Le thème de la journée est librement déterminé par le collectif que forme la promotion, à travers un processus de présentation des projets qui émergent au sein de différents groupes puis de vote à plusieurs tours de scrutin.

À côté de cette journée d’études commune à toute la promotion, les stagiaires prennent part de manière régulière (dans le cadre du partenariat avec l’Institut des sciences sociales du politique de Paris-Saclay et ses doctorants en droit du patrimoine) ou de manière ponctuelle (comme ce fut le cas avec la journée d’études consacrée à Daniel Cordier, lancée à l’initiative du musée de la Libération de Paris – musée du général Leclerc – musée Jean-Moulin) à la conduite d’autres projets, sur la base du volontariat. C’est également sur la base du volontariat que les stagiaires prennent part à l’atelier des élèves mis en place en 2018, qui leur permet de restituer devant leurs camarades des recherches ou expériences professionnelles passées ou présentes, rédigent des compte rendus de colloques ou journées d’études, proposent des articles pour la revue Patrimoines ou pour le présent carnet de recherches Variations patrimoniales, ou encore s’impliquent dans des projets de recherche portés par des laboratoires partenaires de l’établissement^[4].

Ces derniers points amènent toutefois à considérer, de manière plus générale, la question de la formation scientifique des futurs conservateurs ainsi que la place croissante tenue par l’établissement dans l’accompagnement de la recherche tout au long de la vie professionnelle. Il y a en effet un lien organique entre développement de l’autonomie, recherche scientifique et identité professionnelle des conservateurs, la première contribuant à développer l’esprit critique nécessaire à la deuxième, et celle-ci constituant la part la plus originale de l’identité professionnelle de ces cadres supérieurs.

Auteur

Christian HOTTIN
Conservateur en chef du patrimoine, directeur des Études du département des Conservateurs, responsable de la programmation et des publications scientifiques (2016-2022).

^[1] La loi dite « Sauvadet », entrée en vigueur en 2012, avait pour objectif de faciliter l’accès à l’emploi permanent dans la fonction publique des agents contractuels en prenant en compte ancienneté et acquis de l’expérience professionnelle. Ce dispositif temporaire voué à régulariser des situations d’exception a pris progressivement fin entre 2019 et 2020.

^[2] Mais une permanence hebdomadaire sur des créneaux horaires dédiés pourrait également être envisagée.

^[3] On pense notamment aux projets mis en œuvre par les archéologues avec l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap) ou par les archivistes avec la Préfecture de Police de Paris.

^[4] On retiendra notamment, en 2022, la participation de plusieurs élèves à l’Encyclopédie des savoirs ethnographiques Bérose, portée par l’UMR Héritages, ainsi que leur implication dans l’ANR Archicovid, conduite par l’Institut des sciences sociales du politique de Paris-Saclay, et dont l’INP est partenaire scientifique.