Former des conservateurs (partie 4). Pendant et après l’INP : la question de la place de la recherche scientifique

Dans la continuité de la réflexion entamée précédemment sur la place de la recherche scientifique dans la formation des conservateurs^[1], on voudrait insister ici sur le développement de cette recherche dans la formation initiale, et sur la place qu’elle peut jouer dans la formation tout au long de la vie.

Pendant l’INP : apprendre à varier les formats et les rythmes

À des conservateurs stagiaires (externes, internes et tour extérieur) présentant des niveaux et des pratiques de la recherche scientifiques de fait hétérogènes, il ne saurait être question de fixer un programme unique. Aussi, on voudrait détailler ici, du plus formel vers le plus informel, les différents outils à leur disposition pour se préparer, via la pratique, aux conditions concrètes d’exercice de la recherche qui seront généralement les leurs une fois en poste.

Le socle théorique minimal

Cette assise est fournie, depuis 2016, par une journée de séminaire consacrée aux politiques de la recherche en patrimoine. Elle s’articule en trois temps : une matinée consacrée au cadre général de la politique de recherche en patrimoine (instances, services, accord-cadre CNRS-ministère de la Culture, LabEx, fondations, Comues, écoles universitaires de recherche), un après-midi dédié à la présentation des principaux dispositifs individuels permettant aux conservateurs de poursuivre et développer une activité savante dans le cadre de leur vie professionnelle, et une conclusion centrée sur l’intérêt et l’importance de l’activité d’enseignement comme espace de réflexion et comme moyen de nouer des liens avec le monde de l’enseignement supérieur. Ces trois temps sont illustrés par des témoignages de collègues impliqués dans ces différents formats d’activité scientifique.

Une partie imposée : travail scientifique de stage et journée d’études

Comme on l’a vu précédemment, une attention particulière a été portée à la réévaluation de l’importance du travail scientifique du stage de spécialité dans le cursus des conservateurs. C’est sur la base des missions proposées par les institutions d’accueil que ces derniers définissent leurs vœux. La direction des études insiste en outre auprès des maîtres de stages pour que, autant que faire se peut, le travail réalisé donne lieu à une forme de diffusion des connaissances (article, conférence, etc.). Certaines institutions ont pris l’habitude de confier aux stagiaires des projets de grande ampleur, tels que des commissariats d’exposition assortis de la préparation du catalogue correspondant, ce qui constitue pour le futur collègue une expérience « grandeur nature » supplémentaire d’une efficacité indéniable.

La journée d’études est l’autre travail scientifique qui fait partie du programme imposé à chaque promotion. Il s’agit cette fois d’un projet collectif, dont le thème est laissé à la libre appréciation du collectif. L’idée de cette journée est née de la connaissance de nombreux exemples de manifestations comparables organisées depuis parfois fort longtemps dans les formations universitaires patrimoniales ou archivistiques, à commencer par les journées d’archivistique de l’université d’Angers, qui font partie des rendez-vous les plus prisés par la profession. Le choix de développer ces journées d’études annuelles pour les conservateurs de l’INP s’appuie notamment sur le fait que le colloque (la journée d’études ou le séminaire) fait partie des modes de communication scientifiques les plus largement partagés par les savants de tous horizons, qu’ils soient purement académiques ou actifs au sein de la sphère culturelle, et que, à ce titre, la connaissance et la pratique de ce média devrait être maîtrisée par les conservateurs en formation au même titre que l’exposition l’est au nom de la diffusion des connaissances vers les publics.

Une partie libre : ateliers, recherches individuelles, publications et programmation scientifique

Conçu comme un espace d’échange de connaissance fonctionnant sur la base du volontariat, l’atelier des élèves permet à ceux-ci, une fois par mois, d’échanger sur leurs recherches, passées ou présentes. Dans l’idéal, il peut permettre aux stagiaires de rendre compte des travaux qu’ils conduisent durant les journées réservées à la recherche individuelle, positionnées en début ou en fin de semaine. S’agissant de ces journées, qui ont été régulièrement critiquées par les promotions successives comme étant insuffisantes pour mener à bien un travail de recherche, il convient d’apporter certaines précisions : il est clair, en effet, qu’elles ne sauraient permettre d’avancer de manière déterminante pour débuter une thèse, par exemple. Le tout est de savoir au mieux les utiliser en tenant compte, pour chacun, de l’état d’avancement de sa propre recherche : soit finaliser un manuscrit de thèse, soit préparer une thèse (ou un mémoire) soutenue pour l’édition, soit travailler à un ou plusieurs articles, soit mener à bien (comme on l’a vu à plusieurs reprises) un travail universitaire d’ampleur relativement circonscrite (un mémoire de master 2, notamment). À ce titre, le rendez-vous initial du futur stagiaire avec la direction des Études est important pour déterminer avec lui le meilleur usage qui pourra être fait de ces journées, et fixer à chacun des objectifs raisonnables. Pour les stagiaires ayant distendus au fil des ans leur rapport à l’activité scientifique, des projets portés par des institutions partenaires de l’INP (notamment le laboratoire Héritages) s’avèrent précieux pour renouer progressivement avec celle-ci. Sans préjuger d’autres espaces de diffusion possibles, la revue Patrimoines et le présent carnet de recherches Variations patrimoniales ont vocation à accueillir les résultats de ces différents travaux, qu’ils proviennent de la partie imposée ou de la partie libre du programme de formation.

Enfin, la sensibilisation à la recherche peut se faire, tout au long de la formation par l’assistance (in situ ou de visu) aux séminaires, colloques, conférences et journées d’études de l’INP, qui pour certains sont inclus dans le calendrier de la formation (notamment « Ce qu’exposer veut dire », programmé tous les ans et intimement lié au module de médiation et diffusion du patrimoine).

Après l’INP : accompagner les professionnels vers les titres et dans leurs travaux

On l’aura sans doute déduit de ce qui précède, la formation donnée à l’INP en matière de recherche, essentiellement informelle, vise notamment à préparer le conservateur à l’exercice d’une activité scientifique qui, tout en étant fondamentale dans la définition de l’identité professionnelle, se pratique dans un cadre administratif et ne bénéficie pas, sauf exception, d’un large espace dédié pour se déployer. En somme, le temps de la formation d’application prépare à cette gymnastique qui attend le futur professionnel dans son métier, à savoir jongler entre missions imposées et espaces de liberté à préserver ou à conquérir – le travail savant issu de ceux-ci n’étant pas, du reste, le moins utile à l’institution, qui en retire aussi des bénéfices symboliques conséquents.

C’est donc encore une fois la question de l’autonomie, de sa préservation et de son accroissement (on pourrait parler d’extension des marges de manœuvre à partir d’un contexte donné) qui est posée. Reste à savoir, précisément, de quelle manière ces espaces de liberté peuvent être ménagés et comment on peut en accroître le rendement. Il ne sera pas question ici de dresser l’ensemble des dispositifs existants. On se concentrera sur deux d’entre eux, directement liés à l’INP et qui présentent l’avantage de poser les questions du temps et de la forme de la recherche savante dans l’exercice du métier de conservateur.

Le congé scientifique, un dispositif sous-employé

Prévu par les différents textes réglementant le corps de la Ville de Paris, celui de l’État, ainsi que le cadre d’emploi territorial, le congé scientifique, dit généralement « congé INP » peut être demandé par tout conservateur ayant accompli six années de service effectif. D’une durée d’un an, il peut être découpé en plusieurs séquences et permet à son bénéficiaire, après audition par la commission d’évaluation scientifique (à l’État), de mener à bien le projet de son choix tout en conservant l’intégralité de son traitement (hors primes). Force est de constater, à l’aune des besoins en formation scientifique des conservateurs tout au long de leur vie, que ce congé demeure peu utilisé, avec en moyenne trois à cinq demandes chaque année pour le corps d’État. On ne dispose pas de chiffres pour le cadre d’emploi territorial, tout simplement parce que, selon les textes, la procédure d’obtention se déroule au sein de chaque collectivité, sans qu’aucune remontée globale ne soit adressée au Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT). Tout laisse cependant penser que les demandes sont très rares, voire inexistantes, les conservateurs hésitant à demander ce congé aux autorités politiques territoriales.

Qu’il s’agisse des collectivités territoriales ou de l’État, le défaut d’information qui entoure ce dispositif peut être aujourd’hui en partie corrigé, pour les jeunes générations, par l’information donnée au moment du séminaire dispensé en formation initiale. Pour les professionnels depuis plus longtemps engagés dans la carrière, seul un véritable changement culturel d’appréciation de la place dévolue à l’activité scientifique dans les carrières culturelles pourra permettre de rendre plus attractif cet outil irremplaçable et fort enviable, quand on compare le sort fait aux conservateurs du patrimoine à celui de professions proches. En effet, seule la conscience collective de l’importance de la recherche en tant que bien partagé par l’ensemble des professionnels d’une équipe et en tant qu’investissement de longue durée, mais ô combien nécessaire, pour le renouvellement de l’expertise, pourra permettre une transformation du regard porté sur ce type de congé : il ne constitue aucunement une solution de confort, un plaisir égoïste qui fait retomber une charge de travail plus lourde sur les autres, et il n’est pas non plus une position de repli par rapport à l’activité professionnelle. À cet égard, la responsabilité des chefs de service est déterminante pour le faire connaître, pour inciter les agents à en faire la demande, pour expliquer à l’équipe l’importance collective que revêt ce temps spécifique accordé à l’un ou l’une d’elle, et, au final, pour répartir au mieux la charge de travail entre les membres de l’équipe restant en poste.

Un des atouts de ce congé (tout comme la bourse de la Fondation Carnot, quant à elle directement organisée par l’INP), et qui le rend particulièrement adapté à l’exercice de l’activité savante des conservateurs, est qu’il peut se dérouler indépendamment de tout rattachement universitaire et n’est pas nécessairement adossé à un dispositif d’enseignement (en l’occurrence l’inscription en master ou en doctorat). Il peut donc fort bien s’adapter à tous types de travaux, qu’ils soient ou non en rapport direct avec l’activité d’expert du conservateur dans son établissement patrimonial. Néanmoins, la question de l’obtention des grades académiques demeure, en elle-même, un sujet d’importance pour la profession, et mérite à ce titre un développement spécifique

Le doctorat par le projet : une nouvelle flèche au carquois

Ainsi qu’on l’a vu précédemment^[2], de jure, le niveau de qualification des conservateurs en fin de formation initiale est en France très bas pour une profession qui affiche sa qualité « scientifique » : trois années d’études supérieures et une formation d’application de dix-huit mois, soit moins qu’un master universitaire. Dans les faits, on le sait, le master est la règle pour les lauréats, et nombreux sont ceux qui possèdent deux masters, un diplôme intermédiaire entre le master et le doctorat, voire un doctorat. Toutefois, pour la grande majorité des conservateurs, la question de l’obtention d’un doctorat d’État n’apparaît pas comme un enjeu important, alors qu’il l’est, à la fois pour se positionner, sur le plan national, face au champ académique et pour se positionner, sur le plan international, face aux professionnels de la conservation des autres pays, qui sont souvent recrutés sur la base d’un doctorat.

On sait quelles sont les difficultés qui attendent celle ou celui qui désire, une fois sa formation initiale achevée, s’engager dans la voie des études doctorales. À moins de bénéficier de conditions d’accès direct aux sources de sa recherche, situation fort rare, celle-ci ne pourra être menée qu’en dehors du temps et du lieu de travail, une seconde journée de travail débutant après la fin de la première et venant percuter la vie personnelle. Cela explique en partie l’allongement de la durée des thèses, mais aussi le nombre important des abandons. Dans le meilleur des cas, le fait de de pouvoir s’appuyer sur une recherche antérieure suffisamment étoffée (notamment une thèse de l’École des chartes), permet de boucler le doctorat en une ou deux années après la sortie de l’INP. Au-delà, les contraintes (mais aussi l’intérêt) liées au travail se font de plus en plus pressantes, et augmentent le risque de laisser le projet en déshérence.

De manière presque concomitante, l’École des chartes et l’Institut national du patrimoine ont exploré ces dernières années deux voies différentes et complémentaires, et qui tendent l’une comme l’autre vers la mise en adéquation du profil scientifique des conservateurs avec les grades universitaires correspondant à la réalité de celui-ci. Si le doctorat sur travaux proposé par l’École des chartes dans le cadre de l’université Paris Sciences & Lettres (PSL) semble particulièrement adapté pour les professionnels ayant déjà quelques années d’expérience et un socle de publications substantiel, le doctorat par le projet mis en place au sein de l’école universitaire de recherche Humanités, Création et Patrimoine, rattachée à Cergy Paris Université (CY), avec l’INP pour les mentions « Études patrimoniales » et « Conservation-restauration », convient fort bien pour les professionnels engagés dans un projet scientifique pluriannuel.

Le principe en est relativement simple : le doctorat par le projet permet au candidat de prendre appui sur un projet professionnel pour mener son parcours doctoral, ce projet formant le substrat de la thèse, dont la dimension proprement académique prend la forme de trois essais relativement brefs, en fin de première, deuxième et troisième année, qui apportent le regard réflexif et critique sur les phases successives d’avancement du projet^[3]. Lancé en 2018, ce dispositif a commencé a porté ses fruits en 2022, avec la soutenance d’une première thèse par Honoré Tchatchouang – l’avancée de la plupart des travaux ayant été retardée par la crise sanitaire.

Trop souvent considérée comme un otium, voire comme une sorte de lopin de terre du kolkhozien, autrement dit comme le lieu d’un surinvestissement individuel dommageable à la productivité de l’ensemble de l’institution, la recherche scientifique est pour le conservateur un enjeu fondamental du métier : la qualité de scientifique qu’elle donne au départ et qu’elle permet de conserver est un marqueur identitaire fort face aux corps ou professions évoluant dans la sphère culturelle ; elle est au fondement de l’expertise patrimoniale, en tant que critère premier d’attribution de la valeur des biens, mais ne conserve sa valeur que si elle est entretenue et renouvelée, faute de quoi, elle « rouille » et ne repose plus bientôt que sur des connaissances obsolètes et des problématiques révolues. Autant dire que cette question est bien une question qui se traite tout au long de la vie du conservateur, et dont on ne peut certainement pas dire qu’elle est réglée par les épreuves de dissertation ou de commentaire de clichés du concours tel qu’il existe actuellement.

Auteur

Christian HOTTIN
Conservateur en chef du patrimoine, directeur des Études du département des Conservateurs, responsable de la programmation et des publications scientifiques (2016-2022).

 

^[1] Voir les parties 1 à 3 du présent article : Christian HOTTIN, « Former des conservateurs (partie 1). Collégialité, hiérarchie et équilibres », Variations patrimoniales, 2022 ; Christian HOTTIN, « Former des conservateurs (partie 2). De la place du dialogue et de l’autonomie » Variations patrimoniales, 2022 ; Christian HOTTIN, « Former des conservateurs (partie 3). Avant l’INP : la place de la recherche scientifique en question », Variations patrimoniales, 2022.

^[2] Voir Christian HOTTIN, « Former des conservateurs (partie 3). Avant l’INP : la place de la recherche scientifique en question ».

^[3] Pour une description plus détaillée du dispositif, voir Christian HOTTIN, Françoise JANIN & Christelle VENTURA, « Le doctorat par le projet en études patrimoniales : une voie nouvelle pour la recherche en archivistique ? », La Gazette des archives, n^o 257, vol. 1, « L’archivistique, objet de recherche ? Explorations en France et à l’international », 2020, p. 63-77.

---

---