À la recherche de la bibliothèque perdue du monastère des saints Séverin et Sossio de Naples

Stage effectué aux Archives d’État de Naples (Italie) du 13 février au 17 mars 2023.

L’Archivio di Stato de Naples et le monastère des Saints Séverin et Sossio

Les Archives d’État de Naples sont situées via del Grande Archivio, dans le centre historique de la ville méditerranéenne. À leur création en 1835 par Ferdinand II de Bourbon, les Archives du royaume de Naples furent installées dans l’ancien monastère des Saints Séverin et Sossio. Elles prirent leur nom actuel à la suite de l’unification italienne.

Le monastère bénédictin des Saints Séverin et Sossio est l’un des plus anciens de Naples : fondé par un noble napolitain, un certain Adriano, entre 845 et 847, il se développe tout au long du Moyen Âge grâce aux libéralités accordées successivement par les souverains normands, angevins et aragonais. Centre spirituel majeur, le monastère des Saints Séverin et Sossio est également un centre économique et intellectuel important à la fin du Moyen Âge : dans l’un de ses cloîtres, dit « du Platane », les vingt-cinq fresques du peintre vénitien Antonio di Giovanni di Pietro da Solario, dit le Zingaro, témoignent encore aujourd’hui de la virtuosité de l’art pictural de la Renaissance et de la richesse du complexe monastique^[1]. Or, si le monastère connaît de nouvelles constructions et de nouveaux aménagements au cours de la première moitié de l’époque moderne, le XVIII^e siècle est marqué par une série d’évènements malheureux qui perturbent grandement la vie monastique : après deux tremblements de terre particulièrement destructeurs (1688 et 1731), le monastère est partiellement détruit par deux incendies en 1797 et 1798, puis ruiné par le saccage des troupes du cardinal Ruffo qui occupent le complexe religieux en 1799. Les 12 et 20 juillet de la même année, le gouvernement bourbon restauré supprime le monastère. L’export de la révolution française en Italie par les troupes napoléoniennes sonne définitivement le glas de la communauté bénédictine : Joseph Bonaparte abolit l’ordre le 13 février 1807. En 1809, le monastère est transformé en Académie de Marine, vouée à former les jeunes cadets.

À l’initiative de Ferdinand II, il est décidé en 1835 d’installer les Archives du royaume de Naples dans l’ancien monastère. Néanmoins, la nécessaire réunion des « Archives du royaume », dispersées en divers lieux, mais aussi le besoin d’effectuer d’importants travaux de restauration du bâtiment^[2] – confiés à l’architecte Ercole Lauria – repoussent quelque peu l’aménagement effectif des Archives au sein du monastère bénédictin : celles-ci s’y installent finalement en 1845. Les travaux se poursuivent pendant tout le XIX^e siècle, et ce n’est qu’en 1927 qu’est achevée l’entrée de l’Archivio di Stato. Si l’ancien monastère accueille les archives du royaume de Naples, il s’adapte également à la collecte d’archives privées, initiée par Riccardo Filangieri en 1937. Touchées par les bombardements de la Seconde Guerre mondiale^[3], les Archives d’État tentent de se relever dans la seconde moitié du XX^e siècle, sans y parvenir totalement, faute de moyens financiers et humains^[4].

Paradoxalement, les moines bénédictins n’ont pas complètement quitté le monastère des Saints Séverin et Sossio. En effet, lors de la dissolution de l’ordre en 1799, les biens du monastère sont dispersés et aliénés. Les archives sont saisies et entrent dans le domaine public. Par ce biais, elles rejoignent l’Archivio di Stato di Napoli dans un fonds spécifique : le fonds des monastères supprimés. Toujours conservé via del Grande Archivio, le fonds du monastère des Saints Séverin et Sossio est librement consultable et apporte de précieux renseignements sur la vie de l’ordre bénédictin et sur le bâtiment des Archives lui-même : Jole Mazzoleni, ancienne directrice des Archives d’État, y a consacré deux ouvrages qui sont une référence pour l’écriture de l’histoire du monastère (bâtiment) des Saints Séverin et Sossio^[5].

La reconstitution de la bibliothèque du monastère des Saints Séverin et Sossio

Au sein de cette histoire bien documentée, la bibliothèque du monastère reste étonnamment bien méconnue Au fil des siècles, les moines bénédictins, intellectuels de leurs temps, avaient probablement accumulé de nombreux ouvrages, manuscrits ou imprimés, qui se trouvèrent dispersés en 1799. En 1804, ils purent recouvrer leurs biens non aliénés, à l’exception de leur bibliothèque qui connut un destin particulier : la plus grande partie de ce fonds prit le chemin de la Bibliothèque royale, aujourd’hui Biblioteca nazionale di Napoli, tandis que l’autre partie fut acheminée jusqu’au mont Cassin.

Si la bibliothèque fait l’objet de quelques développements dans les ouvrages que Jole Mazzoleni consacre au monastère, sa composante la plus ancienne a été étudiée par Louis Holtz, dans un article intitulé « La main de Franciscellus Mancinus et le fonds ancien de San Severino e Sossio de Naples^[6] ». L’auteur centre son étude sur ce qui semble avoir été la « première bibliothèque » du monastère, constituée de manuscrits. Ses recherches, qui s’appuient sur les archives des monastères supprimés de Naples, le conduisent à proposer une liste de soixante manuscrits composés de soixante-trois volumes qui auraient appartenu au monastère. Il laisse alors délibérément de côté ce qu’il considère comme une liste d’imprimés, qui aurait été rédigée vers 1650^[7] : l’article n° 1847 des fonds des monastères supprimés, soit l’Index omnium librorum.

Ce catalogue de bibliothèque, d’apparence anodine, méritait cependant qu’on s’y attarde un peu plus : pour mieux comprendre la vie intellectuelle et spirituelle qui animait ce monastère bénédictin, il paraissait nécessaire d’entreprendre un travail de recherche sur l’Index omnium librorum en croisant source écrite et documentation bibliographique, en mêlant transcription, traitement informatique et approche statistique. Cette première étude, entreprise au sein même de l’Archivio di Stato, entre les murs calmes du monastère, pourrait permettre de lever le voile sur une bibliothèque aujourd’hui perdue : cela a constitué l’objet du travail qui me fut confié en février-mars 2023.

Une bibliothèque humaniste du XVI^e siècle

Les premiers résultats de l’enquête scientifique menée sur l’Index omnium librorum sont éloquents, même si sans grande surprise : ils donnent à voir une bibliothèque humaniste du XVI^e siècle. Plusieurs éléments viennent conforter cette affirmation. Après avoir transcrit l’intégralité de l’Index omnium librorum au sein d’un tableur Excel, augmenté de données extrapolées de la transcription (pays d’édition, siècle d’édition, localisation actuelle de l’ouvrage à titre d’exemple), il a été nécessaire d’opérer un traitement statistique de cette base de données afin de mieux connaître la bibliothèque du monastère des Saints Séverin et Sossio.

Si l’Index recense 1904 titres distincts^[8] (pour un total de 2008 références), majoritairement écrits en latins, quelques ouvrages, presque tous datés du xvii^e siècle, sont en italien. Les livres qui composent la bibliothèque traitent principalement de questions religieuses et juridiques, mais certains sont des classiques de la littérature antique, tels Iliade et Odyssée d’Homère.

Le caractère humaniste de cette bibliothèque est renforcé par les dates d’édition des ouvrages : sur 1904 titres, 54 datent du XV^e siècle (soit 3 % du total), 1076 du XVI^e siècle (56,5 %) et 462 du XVII^e siècle (24 %). Les livres composant la bibliothèque ont donc majoritairement été publiés au cours du second humanisme italien. Il est cependant à noter que le plus ancien des ouvrages conservés par le monastère date de 1044, tandis que le plus récent date de 1692.

	XIe siècle	XIVe siècle	XVe siècle	XVIe siècle	XVIIe siècle	inconnu
nombre d’ouvrages	1	1	54	1076	462	315

Sans surprise, les ouvrages de la bibliothèque du monastère des Saints Séverin et Sossio sont très majoritairement publiés en Italie (1006, soit 53 % du total) et en France (372, soit 19,5 %) : les deux principaux centres d’édition européens de l’époque, Venise et Lyon, sont très bien représentés. Plusieurs ouvrages sont également publiés dans des villes actuellement sises en Allemagne (68), en Suisse (53), en Belgique (27), en Espagne (16) et même en Pologne (2). Si le lieu d’édition de 19 % des ouvrages reste encore inconnu, il est cependant possible de penser que l’Italie et le France restent les deux premiers lieux d’édition des ouvrages de la bibliothèque.

pays de publication	Italie	France	Allemagne	Suisse	Espagne	Belgique	Pologne	inconnu
nombre d’ouvrages	1006	372	68	53	16	27	2	365

D’autres statistiques apportent des renseignements supplémentaires sur le livre de la première moitié de l’époque moderne : si la majorité des ouvrages rassemblés par le monastère napolitain est constituée d’in-folio (709, soit 37 %), les petits formats tels l’in-6 (12), l’in-12 (20) et surtout l’in-16 (52) semblent se développer au XVII^e siècle.

formats	in-folio	in-folio reale	in-quarto	in-octavo	in-6	in-12	in-16	inconnu
nombre d’ouvrages	709	3	558	359	12	20	52	196

Enfin, la transcription du catalogue de la bibliothèque du monastère bénédictin a permis de mettre au jour le système de localisation ancien des ouvrages. Il ne s’agit pas d’une cotation à proprement parler, mais plutôt d’un système alphabétique de localisation des ouvrages, décliné depuis la lettre A jusqu’à la lettre P, soit un total de 14 lettres augmenté de suppléments (notamment « C in supplemento » et « H in supplemento »). Les résultats statistiques menés sur cette localisation ancienne restent très disparates et ne permettent pas de reconstituer véritablement l’agencement ancien des ouvrages au sein de la bibliothèque, d’autant plus que le mobilier de la bibliothèque n’est plus le même. Néanmoins, la transcription du catalogue de la bibliothèque a permis d’initier un premier travail de recherche sur les ouvrages de la bibliothèque perdue du monastère des Saints Séverin et Sossio. À partir du catalogue en ligne de la Bibliothèque nationale de Naples, il a été possible de retrouver dix-sept ouvrages de la bibliothèque bénédictine.

Hypothèses, interrogations et perspectives

La première étude menée a permis de mieux connaître la bibliothèque du monastère bénédictin des Saints Séverin et Sossio de Naples. Cependant, elle mérite d’être poursuivie dans la mesure où elle soulève des questions sur la structure de la bibliothèque, sur sa localisation mais aussi sur la nature des ouvrages conservés.

S’il semble que nous sommes bien en présence d’une seconde bibliothèque humaniste, qui aurait succédé à une première bibliothèque médiévale composée de manuscrits, cette hypothèse demande à être éprouvée. En outre, la nature des ouvrages conservés nécessite d’être examinée plus en détail : s’il semble que la majorité des ouvrages de la bibliothèque humaniste soit composée d’imprimés, le fonds recèle également d’ouvrages datés du XI^e siècle, du XIV^e siècle et du début du XV^e siècle, c’est-à-dire d’ouvrages antérieurs à la création de l’imprimerie.

Une étude plus approfondie des archives du monastère des Saints Séverin et Sossio pourrait également permettre une meilleure compréhension de la localisation de la bibliothèque au sein du complexe monastique et des ouvrages en son sein. Les inventaires identifiés au cours de la première phase d’étude pourraient ainsi apporter de précieux compléments d’informations sur la structure ancienne du monastère^[9].

Enfin, il conviendrait de développer un partenariat scientifique solide avec la Bibliothèque nationale de Naples afin de retrouver les ouvrages du monastère des Saints Séverin et Sossio : dix-sept d’entre eux ont été identifiés à ce jour, il est plus que probable que de nombreux ouvrages du monastère bénédictin sont aujourd’hui conservés par la Bibliothèque nationale. Un partenariat scientifique de recherche favoriserait la reconstitution de la bibliothèque perdue des monastères des Saints Séverin et Sossio de Naples.

Auteur

Marie BOLOT
conservatrice du patrimoine, spécialité archives.

[1] Jole MAZZOLENI, L’Archivio del monastero benedettino dei SS. Severino e Sossio. Conservato presso l’Archivio di Stato di Napoli, Naples, Arte tipografica, 1974 

[2] À propos de cette restauration, voir : https://artsandculture.google.com/story/WwVhvHVZ51FYKw?hl=it [lien valide en juillet 2023].

[3] De nombreux documents d’archives furent détruits durant la Seconde Guerre mondiale en Italie. Sur les pertes patrimoniales de cette époque, voir Luigi GALLO & Raffaella MORSELLI (dir.), Arte liberata. Capolavori salvati dalla guerra, catalogue d’exposition (Rome, Écuries du Quirinal, 16 décembre 2022-10 avril 2023), Milan, Electa, 2023.

[4] Le stage étranger a notamment constitué l’occasion de comparer l’organisation et le fonctionnement des services d’archives en France et en Italie.

[5] Jole MAZZOLENI, L’Archivio del monastero benedettino dei SS. Severino e Sossio. Conservato presso l’Archivio di Stato di Napoli, Naples, Arte tipografica, 1974 ; Jole MAZZOLENI, Il Monastero benedettino dei SS. Severino e Sossio. Sede dell’Archivio di Stato di Napoli, Naples, Società napoletana di storia patria, 1964.

[6] Louis HOLTZ, « La main de Franciscellus Mancinus et le fonds ancien de San Severino e Sossio de Naples », Scriptorium, t. 44, n° 2, 1990, p. 217-258 [disponible en ligne], https://www.persee.fr/doc/scrip_0036-9772_1990_num_44_2_2889 [lien valide en juillet 2023].

[7] Ibid, p. 229-230 : « Nous ne possédons à ma connaissance aucun inventaire ancien des manuscrits de Saint-Séverin. De ceux qui avaient été dressés en application des règlements de Sainte-Justine, sans doute au nombre de trois, dont le plus ancien de 1438, aucun n’a à ce jour été retrouvé. […] Il existe aussi un catalogue des livres de Saint-Séverin [Index omnium librorum, Archivio di Stato di Napoli, fondo dei Monasteri soppressi, n° 1847…], rédigé vers 1650 environ, mais il ne recense que les imprimés. La liste des manuscrits la plus ancienne dont nous dispositions est celle que publie le Mauriste dom Bernard de Montfaucon, dans son Diarum italicum, paru en 1702. »

[8] Dans L’Archivio del monastero benedettino…, p. 22, Jole Mazzoleni dénombre quant à elle 1840 titres distincts. Il est possible que certains titres, pour lesquels – afin d’éviter une répétition – le nom de l’auteur était éludé par l’adjectif « eiusdem », n’aient pas été comptabilisés.

[9] Voir les articles suivants, conservés par l’Archivio di Stato di Napoli, fonds des monastères supprimés : « Inventario di questo regal monastero dei SS. Severino e Sossio del P.D. Michele Morra, cellarario etc. rinnovato e rivisto nel 1779, a. 1773 », 1833 ; « Documenti diversi provenienti dall. Amministrazione dei monasteri soppressi a. 1799 », 1897.

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