Conserver et restaurer le patrimoine indien

Stage à l’Indira Gandhi National Centre for the Arts (New Delhi, Inde), du 13 février au 31 mars 2023.

L’Indira Gandhi National Centre for the Arts (IGNCA) est une institution publique autonome sous tutelle du ministère indien de la Culture, fondée en 1987. Dirigée par un trust^[1], elle s’engage aussi bien en faveur de la préservation du patrimoine que du soutien aux arts vivants dans une vision décloisonnée entre les différentes disciplines auxquelles elle s’intéresse.

Lors de la riche expérience de deux mois que fut mon stage à l’IGNCA, j’ai été accueilli au sein de la Conservation Division, le laboratoire de restauration et de conservation préventive mis à disposition des institutions culturelles indiennes. Assimilable au Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF) ou au Laboratoire de recherche des Monuments historiques (LRMH), l’IGNCA dispose néanmoins d’un champ de compétence et d’intervention bien plus large.

Une institution de référence pour les restaurations et la conservation préventive en Inde

Les institutions culturelles indiennes peuvent venir à manquer de moyens humains et financiers pour mener à bien de grands projets au service de leurs collections. À leur demande, la Conservation Division de l’IGNCA peut intervenir et les accompagner en mettant à leur disposition des agents et des financements. Ainsi, en février-mars 2023, l’IGNCA accompagnait la Hardayal Municipal Public Library (Delhi) dans la réparation de ses ouvrages. Il est important de préciser que le climat indien abîme considérablement le papier qui, en devenant acide, se casse très facilement. Intervenant patiemment sur ces livres, les restaurateurs s’efforçaient de redonner forme à des objets malmenés. Certains artefacts étaient traités dans le laboratoire de l’IGNCA situé dans le Janpath Building de Delhi, tandis que les autres étaient directement traités sur place.

L’organisation ne se cantonne pas au champ de la restauration, puisqu’elle assume également des modules d’enseignement et des missions de conservation préventive. La réorganisation de réserves est notamment devenue l’une des priorités des équipes. Étudiants et agents ont participé activement à un intense chantier « re-org » au Crafts Museum de Delhi qui a consisté à installer des compactus, à nettoyer et à reconditionner les collections selon les règles de l’art.

Outre ces interventions programmées, les musées peuvent compter en cas de situation d’urgence sur le soutien du ministère de la Culture et de ses établissements affiliés. C’est ainsi qu’en août 2020, une inondation ayant provoqué l’irruption d’un volume conséquent d’eau dans les réserves de l’Albert Hall Museum à Jaipur (Rajasthan)^[2], l’évacuation de la boue, le nettoyage des œuvres et leur séchage ont été réalisés par l’équipe du musée appuyée par des agents de l’IGNCA. Cette projection nationale répond à la vocation du centre, et à son statut d’institution de l’État central.

Cours du soir

La section de l’IGNCA destinée à la préservation du patrimoine assure des cours du soir, de 18 à 20 heures. Ces horaires permettent à des étudiants et à des jeunes professionnels déjà recrutés sur de courts contrats au sein de musées ou de services culturels, d’améliorer leurs connaissances et de perfectionner leurs méthodes lors d’enseignements théoriques et de mises en pratique. Les sujets abordés couvrent un très large champ incluant notamment la conception de réserves muséales, l’aménagement d’espaces de travail, les chantiers des collections et la restauration de différents types de matériaux. Des exercices pratiques permettent aux élèves d’assimiler les bonnes pratiques en matière de manipulation des collections : plusieurs d’entre eux ont par exemple participé à des reconditionnements d’animaux empaillés à l’Albert Hall Museum, tandis que d’autres ont contribué au reconditionnement des textiles du Crafts Museum.

À l’issue d’un an de formation, les lauréats reçoivent de la part de l’IGNCA un diplôme de muséologie et de conservation préventive^[3]. À l’heure actuelle, ce diplôme ne bénéficie pas d’une reconnaissance universitaire. Il jouit néanmoins du crédit considérable accordé à l’institution qui le délivre. Certains membres du trust universitaire ont récemment exprimé leur souhait de voir cette formation mieux intégrée au parcours d’enseignement supérieur.

J’ai eu l’opportunité de participer à différentes leçons dispensées par les professionnels confirmés de l’IGNCA. Par leur approche aussi bien que par leur programme, ces enseignements font écho à ceux que dispense l’Institut national du patrimoine (INP) dans ses locaux parisiens et via les exercices pratiques organisés au sein de diverses institutions. Ils répondent au besoin de formation des jeunes professionnels indiens et favorisent leur reconnaissance par le milieu professionnel.

Différents exercices sont proposés aux restaurateurs et aux conservateurs. Ces derniers ont été chargés de produire, dans les locaux de l’IGNCA, une exposition sur les figures en terre cuite liées au culte d’Ayyanar^[4] au Tamil Nadu. Ce travail de qualité a donné lieu à une inauguration en grande pompe lors des 36^th Foundation Day Celebrations, autrement appelés « Foundation Week », qui se sont tenus du 19 au 24 mars 2023. Ce labeur illustre une volonté active de l’équipe encadrante d’initier les étudiants à leur futur travail ou de leur donner de nouvelles clés pour leur travail actuel.

Ouverture vers l’international

L’IGNCA est attentive à la manière dont évoluent les réflexions sur le patrimoine partout dans le monde. Elle est liée à différentes institutions par des relations bilatérales, et engage des projets conjoints avec des homologues étrangers. Durant notre stage, le directeur de la Conservation Division, Dr. Achal Pandya, a participé à Mumbai à un symposium célébrant les partenariats internationaux de l’institution. Parmi les participants, se trouvaient notamment des conservateurs du Metropolitan Museum de New York et des restaurateurs du Stichting Restauratie Atelier Limburg (SRAL, Maastricht, Pays-Bas).

En lien avec l’enseignement dispensé par l’IGNCA évoqué plus haut, des professionnels étrangers sont invités à partager leurs connaissances avec les membres de l’équipe et les étudiants en cours de formation. J’ai eu l’opportunité de participer à deux reprises à de tels ateliers. Le premier était assuré par Kate Seymour, présidente du comité Icom-CC et responsable de la médiation au SRAL, et Joanna Strombek, restauratrice de peintures au sein de la même organisation. Pendant trois jours, elles ont alterné cours magistraux et exercices pratiques de déplacement et de conditionnement de peintures au Crafts Museum. Ces moments de formation sont fondamentaux pour permettre aux équipes de continuer à se former. Cet aspect n’est pas sans rappeler le catalogue de formation continue que propose l’INP aux professionnels français.

L’implication de plus en plus importante des acteurs indiens du patrimoine auprès d’instances internationales est révélatrice de la place majeure qu’occupe le pays sur la scène patrimoniale mondiale. Je suis d’ailleurs convaincu que les professionnels indiens ont de nombreuses connaissances et savoir-faire à transmettre à leurs homologues français – une situation à laquelle ne rend pas justice l’approche actuelle du partage des savoirs, encore trop unilatérale.

Quel bilan ?

Pendant sept semaines, j’ai eu la possibilité de visiter de nombreuses institutions culturelles indiennes. J’y ai observé un dynamisme impressionnant et une souplesse qui frôle parfois une certaine forme de désorganisation. Néanmoins, les professionnels du patrimoine montrent une assimilation précoce des recherches les plus récentes et les plus avancées menées en Inde comme à l’étranger. Loin de s’adapter passivement, l’Inde prend en compte son climat particulier, ses propres contraintes matérielles et humaines pour formuler des réponses adaptées à ses besoins. Ces choix éclairés méritent d’être scrutés à leur tour par d’autres pays, qui gagneraient à s’en inspirer.

Le patrimoine et l’histoire sont encore bien vivants dans ce gigantesque pays, notamment du fait de la vivacité religieuse des fidèles qui continuent de voir dans ces artefacts bien plus que des objets. À cet égard, le patrimoine culturel immatériel fait partie intégrante de la formation dispensée par l’IGNCA. L’institution développe aussi des programmes de documentation et d’étude de l’artisanat sous toutes ses formes dans différentes régions du pays. En outre, les débats sur les origines de l’Inde sont encore vivaces et brûlants au sein du monde politique. L’Inde est-elle le produit d’un mélange confessionnel et culturel nourri d’influences extérieures, comme le revendiquent les sécularistes, ou est-elle avant tout une contrée hindoue construite face à l’adversité et qui a inspiré le monde, comme le soutiennent les nationalistes^[5] ? Les implications de cette simple question sont si complexes que, depuis plus de deux siècles, les spécialistes peinent à y répondre.

Les fouilles archéologiques menées à partir des années 1850 à Mohenjo-Daro, aujourd’hui au Pakistan, ont conduit les intellectuels à s’interroger sur les origines anciennes de l’Inde. La découverte de ce site, daté du III^e millénaire, exceptionnel par son état de conservation et par ce qu’il dévoile en termes d’avancées artistiques et urbanistiques de cette civilisation, a jadis déchaîné les passions, exacerbées par la colonisation dans laquelle vivait le pays depuis plusieurs siècles. La récente volonté de Narendra Modi, Premier ministre indien depuis 2014, de reprendre le nom Bharat – mot hindou originel pour désigner l’Inde –, est le dernier exemple en date de ce débat vivace^[6].

Le patrimoine indien est riche et diversifié dans sa typologie. Les institutions indiennes ont parfaitement saisi le potentiel touristique dont recèlent les œuvres, les monuments et les sites. Elles cherchent à conserver une part vive au patrimoine en cessant de le considérer comme le seul témoignage du passé, mais en lui reconnaissant une valeur effective dans le monde présent.

Auteur

Benjamin CARCAUD
conservateur du patrimoine, spécialité Monuments historiques et Inventaire.

 

 

[1] Dans le système universitaire indien inspiré du système anglo-saxon, les trustees – équivalent d’une fusion en une seule instance de nos conseils d’administration et scientifique – assurent à la fois la direction stratégique et la direction scientifique des établissements.

[2] Shubhangi MISRA, « Want to save Jaipur and its 2,300-yr-old mummy ? Unclog the drains », The Print, 23 août 2020, https://theprint.in/opinion/pov/want-to-save-jaipur-and-its-2300-yr-old-mummy-unclog-the-drains/487378/ [lien valide en juillet 2023].

[3] Il faut mentionner ici que l’IGNCA délivre également d’autres diplômes dans des domaines aussi variés que l’informatique appliqué aux institutions culturelles, les bibliothèques numériques et la gestion des données, les études bouddhiques, la paléographie, les études portant sur l’Asie du Sud-Est, le management appliqué aux institutions culturelles, les études hindoues, la littérature indienne, les traditions indiennes et les cultures tribales de l’Inde.

[4] Dans l’État du Tamil Nadu au sud de l’Inde, chaque village est doté d’un sanctuaire dédié à des divinités étrangères au panthéon hindou. Le dieu Ayyanar, faiseur de pluie et gardien des villages, est l’un d’eux. Les prêtres voués à son culte n’appartiennent pas à la caste des brahmanes mais, la plupart du temps, à celle des potiers. Les villageois modèlent et cuisent en terre, puis portent au temple en guise d’offrandes à Ayyanar, des figures animales – majoritairement des chevaux – dont certaines sont de très grandes dimensions. Cette pratique est attestée depuis le III^e siècle. Pour une présentation de ce patrimoine matériel et immatériel, voir Michel ADMENT & Bernard DRAGON, « Inde : la célébration d’Ayyanar en voie de disparition au Tamil Nadu », Asyalist, 21 mars 2017, https://asialyst.com/fr/2017/03/21/inde-celebration-ayyanar-en-voie-disparition-tamil-nadu/ [lien valide en juillet 2023].

[5] Jacques WEBER, Histoire de la civilisation indienne, vol. 1, L’Inde ancienne et médiévale. De la civilisation de l’Indus-Sarasvati aux invasions musulmanes, Paris, Les Indes savantes, coll. « Études Asie », 2022, p. 103-116.

[6] S. N., « Narendra Modi veut changer le nom de l’Inde en “Bharat” et offusque l’opposition », France info, 06 septembre 2023, https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/un-monde-d-avance/narendra-modi-veut-changer-le-nom-de-l-inde-en-bharat-et-offusque-l-opposition_6020129.html [lien valide en septembre 2023].

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