Documenter le rôle des producteurs délégués dans le processus de création et de conservation d’œuvres d’art contemporaines

Nos travaux portent sur l’économie relationnelle entre les acteurs qui « font » l’œuvre, dans le contexte singulier de la production par délégation d’œuvres plastiques contemporaines. Le binôme formé par l’artiste et le producteur n’est pas une figure nouvelle dans l’histoire de la création artistique, mais le caractère contemporain des œuvres provoque cependant un syncrétisme des processus de création et de conservation-restauration dont les objectifs ou la doctrine diffèrent. L’artiste – ou ses ayants droit, tout comme le producteur délégué, sont des interlocuteurs incontournables pour les professionnels qui sont en charge de la préservation des œuvres, dès lors que la mise au point du protocole d’intervention est entravée par des interrogations relatives à la matérialité des œuvres et/ou aux objectifs poursuivis par leur auteur.

Maillon clé dans la réalisation des œuvres, le producteur délégué apparaît alors également comme une source d’information essentielle à la préservation des œuvres, d’autant plus qu’on leur confie parfois, dans une forme de persistance de la collaboration avec l’artiste, les opérations de restauration des œuvres qu’ils ont contribué à produire. La position du producteur délégué qui devient restaurateur, en miroir de celle qu’adopterait l’artiste s’il devenait le restaurateur de ses propres œuvres, vient questionner les principes méthodologiques et déontologiques de la conservation-restauration qui reposent notamment sur une prise de distance avec le temps de la création.

Ce syncrétisme de démarches et doctrines qui diffèrent en substance et en finalité, est également propre aux œuvres qui nous sont contemporaines, la question ne se posant pas dans les mêmes termes avant l’émergence des conceptions actuelles de la conservation-restauration et l’établissement de celle-ci en discipline, puisqu’il était alors d’usage que les restaurations soient conduites par des artistes. Avoir recours à celui qui a fait l’œuvre pour la restaurer pourrait laisser penser qu’un mouvement contraire aux fondements théoriques et méthodologiques de la conservation-restauration se produit. S’il pose question, les multiples causes de ce phénomène doivent être prises en compte : la connaissance fine de l’œuvre de la part du producteur ; la relation de confiance entre artiste et producteur ; la valeur de contemporanéité associée à l’œuvre qui lui confère un caractère « vivant » et induit une faible tolérance face à l’altération ; le recours à des procédés de fabrication mécaniques, industriels et/ou reproductibles ; la primauté du concept sur la matière ; etc.

S’agissant des œuvres contemporaines, on observe une porosité manifeste des frontières entre les écosystèmes des processus de création et de conservation, avec certaines figures, notamment celle du producteur délégué et celle du conservateur-restaurateur qui, selon les contextes, peuvent être amenées à passer de l’un à l’autre. À ces occasions, la coexistence de ces temps, dits distincts et autonomes dans les objectifs qu’ils visent, mène néanmoins les acteurs de chaque processus à observer un glissement de leurs prérogatives et à repenser leurs pratiques.

La coexistence de ces temporalités, création et conservation-restauration, nous a conduit à nous intéresser aux rôles et statuts des producteurs délégués dans l’économie de ces deux moments de la vie des œuvres auxquels ils participent, à analyser la nature de leurs interactions ainsi que leurs rapports aux autres acteurs présents dans ces écosystèmes professionnels, et à interroger la façon dont ils sont reconnus du point de vue de l’histoire de l’art et des pratiques, de l’organisation du travail, des droits de la propriété intellectuelle, social et du patrimoine culturel, notamment par rapport aux autres figures avec lesquelles leur rôle peut se (con)fondre : les artistes et les conservateurs-restaurateurs.

Clémentine BOLLARD, conservatrice-restauratrice diplômée du master CRBC / université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, a démarré son doctorat par le projet en 2023 (mention « Conservation-restauration ») sous la direction de Véronique Moulinié (CY Cergy Paris Université, laboratoire Héritages, UMR 9022).

Documenting the role of delegated producers in the process of creating and conserving contemporary works of art

Our work focuses on the relational economy between the actors who “make” the artwork, within the singular context of delegated production of contemporary artworks. The pair formed by the artist and the fabricator is not new in the history of artistic creation, but the contemporary nature of these works has led to a syncretism of the creation and conservation-restoration processes, which differ in their objectives and doctrines. The artist –or its beneficiaries– and the fabricator are indispensable contact persons for the professionals in charge of preserving the works, whenever the finalization of the intervention protocol is hampered by questions relating to the materiality of the works and/or the objectives pursued by their authors.

Being a key actor in the production process, the fabricator also appears to be an essential source of information for the preservation of artworks, especially as they are sometimes entrusted, in a form of persistent collaboration with the artist, with the restoration of the artworks they have helped to produce. The position of the fabricator who becomes restorer, mirroring the artist’s one if he became the restorer of his own works, questions the methodological and deontological principles of conservation-restoration which, among other things, are based on distancing conservation from the time of creation.

This syncretism of approaches and doctrines, which differ in substances and purposes, is also specific to contemporary artworks, since the question was not posed identically before the emergence of current conceptions of conservation and its establishment as a discipline, since it was then usual for restorations to be carried out by artists. Today, however, to have recourse to the person who made the artwork to restore it might suggest that a contrary movement to the theoretical and methodological foundations of conservation is taking place. If it raises questions, the many causes of this phenomenon must be taken into account: the producer’s deep knowledge of the artwork; the relationship of trust between artist and producer; the value of contemporaneity associated with the work, giving it a “living” character and inducing a low tolerance to alteration; the use of mechanical, industrial and/or reproducible manufacturing processes; the primacy of the concept over the material; etc.

In the case of contemporary artworks, the boundaries between the ecosystems of the creation and conservation processes are clearly porous, with certain stakeholders, notably the fabricator and the conservator, who, depending on the context, may switch from one to the other. On these occasions, the coexistence of these distinct and autonomous timeframes nonetheless leads those involved in each process to observe a shift in their prerogatives and to rethink their practices.

The coexistence of these temporalities –creation and conservation– has led us to examine the roles and status of fabricators in the economy of these two moments in the life of the artworks to which they contribute, to analyze the nature of their interactions as well as their relationships with the other stakeholders present in these professional ecosystems, and to question the way in which they are recognized from the point of view of art history and practices, work organization, intellectual property, social and cultural heritage rights, notably in relation to other stakeholders with whom their role may merge: artists and conservators.