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La bibliothèque de Jean Giono au Paraïs : un chantier école de la spécialité Livres

Originaire de Manosque (Alpes-de-Haute-Provence), Jean Giono acquit en 1930 la demeure « Lou Paraïs », située au pied des collines du mont d’Or. Il y constitua une collection de livres forte de plus de 8 500 volumes portant sur des sujets divers : musique, cinéma, médecine, sciences politiques, géographie, histoire, classiques de la littérature française et anglophone. Ces livres constituaient avant tout des outils de travail pour la rédaction des romans de l’auteur, ce qui explique la diversité des typologies (reliures en cuir, pleines toiles, exemplaires issus de la collection « Pléïade » de Gallimard) et l’abondance des brochés du xxe siècle dans la collection. En effet, ce que Giono recherchait dans les éditions acquises n’était pas tant la qualité de la reliure que celle du texte – ce qu’atteste cette déclaration à son ami bibliophile Henri Pollès dans leur correspondance : « Je ne suis pas bibliophile, pas du tout ; je cherche des ouvrages de documentation et d’étude. Même si les volumes sont en mauvais état, c’est le texte seul qui compte pour moi. Je les veux en premier lieu complets et de bonnes éditions. Je me fiche complètement de la reliure et du papier[1]. » Preuves de l’usage documentaire de cette collection, environ 1 200 livres portent des annotations de la main de Giono, ainsi que des marques de lecture diverses (marque-pages, coins cornés, cartes postales insérées, etc.). À plusieurs reprises, l’écrivain a remanié l’organisation de sa maison pour y ménager plusieurs espaces dédiés à l’écriture, considérant ces lieux comme des sources d’inspiration au même titre que ses livres. Les trois grands bureaux du Paraïs, dont les murs sont tapissés de volumes, sont ainsi autant de témoins du cheminement littéraire de Giono.

Annotation de la main de Jean Giono dans l’un des ouvrages conservés au Paraïs.

Annotation de la main de Jean Giono dans l’un des ouvrages conservés au Paraïs. © Claire Thomas.

À sa disparition en 1970, son épouse Élise et ses filles, Aline et Sylvie, ont veillé à préserver l’unité des fonds et les traces de la vie de l’auteur entre les murs du Paraïs, avec l’aide de l’Association des amis de Jean Giono, fondée en 1972 par Aline Giono et Henri Fluchère, dont le siège est installé au Paraïs depuis 1985. La demeure, inscrite au titre des monuments historiques en 1996, porte le label « Maison des illustres » depuis 2011. En 2016, la maison, qui appartenait encore à Sylvie Giono, est rachetée par la Ville de Manosque et devient un lieu patrimonial et visitable, géré par le Centre culturel Jean-Giono, basé à l’hôtel Raffin, à Manosque. Le mobilier et la collection de livres sont quant à eux acquis en 2017 par l’association mais sont laissés au Paraïs afin de ne pas rompre le lien étroit qu’ils entretiennent avec le lieu.

Grand bureau de Jean Giono, au second étage de sa demeure "Lou Paraïs", à Manosque.

Grand bureau de Jean Giono, au second étage du Paraïs. © Claire Thomas.

En 2018, un premier chantier-école consacré aux bibliothèques du rez-de-chaussée s’était déroulé dans la maison de Giono. Ses objectifs étaient multiples : assainir les livres et les rayonnages par dépoussiérage, effectuer des préconisations de conservation préventive en vue de la patrimonialisation de la maison et du traitement des ouvrages les plus altérés ainsi que du traitement d’un ensemble de documents qui devaient être exposés au Mucem et à la BnF en 2020, à l’occasion du cinquantenaire de la mort de Giono. Au total, environ 2 000 volumes furent dépoussiérés, plus de 200 reconditionnés, et une centaine bénéficièrent d’un traitement de conservation-restauration.

Demeure ancienne et n’étant pas destinée à accueillir des documents patrimoniaux, le Paraïs ne présentait pas des conditions de conservation optimales au début de ce premier chantier. Ce fut donc l’occasion d’analyser le contexte de conservation des collections et de formuler des préconisations en conséquence, comme le dépoussiérage régulier des bibliothèques, la mise en place d’un suivi des conditions thermo-hygrométriques, le refoulement des collections (c’est-à-dire la réorganisation des étagères afin de réduire le nombre de livres sur chacune), la pose de voiles plein jour et/ou de filtres ultraviolets sur les fenêtres, et le reconditionnement progressif des ouvrages couverts de jaquettes en papier cristal, oxydées avec le temps.

Ce premier chantier avait également fourni l’occasion de former quelques membres de l’Association des amis de Jean Giono à la manipulation des livres, à leur dépoussiérage et au conditionnement – autant d’opérations qui ont pu être poursuivies entre 2018 et 2022. Durant cette période, plusieurs ouvrages ont été envoyés à l’atelier Livres de l’INP pour être traités, poursuivant ce beau partenariat qui fut à l’origine d’un second chantier école en juin 2022.

Julie Cormier et Nolwenn Carimalo, alors élèves en 2e année, et moi-même, élève en 1re année, accompagnées de Thierry Aubry, avons été reçus par Sylvie Gest et Nathanaële Corriol, toutes deux membres de l’association et respectivement documentalistes au Centre culturel Jean-Giono et à la médiathèque d’Herbès. Ce second chantier s’est concentré exclusivement sur la conservation-restauration d’ouvrages jugés prioritaires, issus du grand bureau du deuxième étage. Leur sélection avait été effectuée en amont par Jacques Mény, président de l’Association des amis de Jean Giono, en fonction principalement de leur intérêt au sein de la collection et de la fréquence de leurs consultations, que ce soit par des chercheurs ou pour des projets d’exposition. Cela incluait de nombreux brochés, plusieurs éditions de Moby Dick – puisque Giono participa à l’une des traductions francophones –, des volumes de la « Pléiade » ainsi que quelques reliures pleines toiles et plein cuir.

Image de gauche : installation du chantier dans l'une des pièces du rez-de-chaussée de "Lou Paraïs", à Manosque. Image de droite : les élèves au travail sur les tables du chantier, dans la même pièce.

À gauche : installation du chantier au Paraïs. À droite : les élèves au travail. © Claire Thomas.

Le niveau de traitement à appliquer aux ouvrages sélectionnés variait sensiblement, en fonction de l’état général du livre, de sa typologie et de la présence ou non d’annotations. Les altérations peu étendues mais évolutives à moyen terme ont bénéficié d’opérations de stabilisation (consolidation de déchirures, gainage des coins, des chants ou des coiffes, consolidation de charnières rompues, rattachement de plats ou de dos), tandis que sur certains volumes nous sommes intervenus sur la structure même de l’ouvrage : réalisation de nouvelles apprêtures[2] pour maintenir des dos présentant une déformation concave à l’ouverture, démontage et doublage de couvertures, comblement de plats, etc. Nous avons cherché à renforcer structurellement en particulier les livres présentant des annotations, plus susceptibles d’être consultés par des chercheurs, et ceux dont les typologies étaient par nature plus fragiles. Pour l’ensemble des traitements, nous avons choisi de rendre une unité esthétique aux ouvrages en procédant à des mises au ton sans pour autant procéder à des réintégrations poussées, hormis pour les volumes régulièrement présentés en exposition. Quelques livres, dans un excellent état de conservation, ont fait l’objet d’un simple dépoussiérage par aspiration et ont bénéficié de conditionnements, décrits ci-après.

Image de gauche : exemple d'un ouvrage broché à traiter. Image en haut à droite : nouvelle apprêture posée au dos d'un ouvrage. Image en bas à droite : pose d’un soufflet au dos d'un ouvrage.

À gauche : exemple de broché à traiter. En haut à droite : nouvelle apprêture. En bas à droite : pose d’un soufflet. © Claire Thomas.

Les brochés présentant des annotations dans le corps du texte ont été traités selon un protocole défini en début de chantier. Ces annotations, susceptibles d’apporter de précieuses informations sur le processus d’écriture de Jean Giono, confèrent de fait à ces ouvrages une valeur de recherche importante. Les brochés sont structurellement plus fragiles que les reliures classiques puisque la couverture, simple papier épais, n’est unie à l’ouvrage que par un simple collage au dos. L’absence d’apprêture représente une faiblesse structurelle qui peut engendrer la formation de plis cassés sur le dos du bloc texte lors de l’ouverture. Ces plis répétés soumettent le papier de couverture à des contraintes mécaniques qui favorisent son usure et l’apparition de déchirures. De plus, le papier employé dans la confection du bloc texte et de la couverture, à base de pâte de bois ou mixte, a tendance à s’oxyder, provoquant son jaunissement et sa rigidification. Le traitement avait ici pour but de renforcer ces volumes afin de permettre des consultations plus fréquentes à des fins de recherche. Pour cela, nous avons systématiquement procédé au démontage de la couverture dans le but de poser une apprêture en papier japonais sur le dos du bloc texte. Après avoir été doublé, le dos de la couverture n’était pas recollé en plein mais fixé par l’intermédiaire d’un soufflet. Il s’agit d’un tube en papier japonais dont une face est collée au dos du bloc texte et l’autre au dos de la couverture ; il permet d’offrir une meilleure réversibilité au montage et de limiter les sollicitations mécaniques sur le dos de la couverture lors des consultations.

Image de gauche : mise à plat de la couverture d’un volume broché avant comblement des lacunes et mise au ton. Image au centre : couverture d’un volume broché démontée et posée à plat, avant remontage. À droite : corps d’un ouvrage, avant remontage de sa couverture.

À gauche : mise à plat de la couverture d’un volume broché avant comblement des lacunes et mise au ton. Au centre : couverture d’un volume broché démontée et posée à plat, avant remontage. À droite : corps d’un ouvrage, avant remontage de sa couverture. © Claire Thomas.

Un autre enjeu du traitement des brochés était la présence de rubans adhésifs, posés du vivant de Giono sur les couvertures et parfois dans le corps d’ouvrage. Leur substance adhésive (ou « masses adhésives ») tendant à pénétrer le papier et causant acidification et oxydation, il a été décidé de les déposer systématiquement puis de plonger les papiers dans des bains d’acétate d’éthyle ou d’acétone avant de les rincer à l’eau. Cela permettait de solubiliser les masses adhésives et d’atténuer les colorations qu’elles avaient laissé.

Deux gardes de livre reposent dans un bain d’acétate d’éthyle voué à retirer les traces de colle que des adhésifs y ont laissé.

Bain d’acétate d’éthyle voué à retirer des traces d’adhésif sur deux gardes. © Claire Thomas.

Tous les documents traités (une quarantaine), ainsi qu’un certain nombre d’ouvrages que nous n’avons pas eu le temps de traiter, ont bénéficié d’un conditionnement constitué d’une jaquette en PET[3] transparentes, couvrant le dos et les plats tout en les laissant apparents. Elles protègent les volumes de la poussière, des frottements et de la lumière, et permettent surtout de limiter la manipulation directe des couvertures fragiles. Le choix s’était porté sur ce type de conditionnement lors du premier chantier pour plusieurs raisons : maintien de la lisibilité de la collection, rapidité et facilité d’exécution et coût peu élevé. Ce fut l’occasion de revoir leur confection avec Nathanaële Corriol et Sylvie Gest ; durant les deux semaines de chantier, cette dernière réalisa un total de 113 conditionnements. Tous les volumes traités ainsi que quelques ouvrages, principalement des brochés volumineux ayant tendance à s’affaisser, bénéficièrent, en plus de la jaquette, d’un conditionnement en carte à trois rabats et laissant le dos apparent. Plus longs à réaliser et impliquant des coûts supplémentaires, leur usage n’a pas été jugé nécessaire pour tous les types d’ouvrages.

Image de gauche : Sylvie Gest, membre de l’Association des amis de Jean Giono et documentalistes au Centre culturel Jean-Giono, a réalisé toutes les jaquettes du chantier, soit un total de 113. Image de droite : Sylvie Gest, Thierry Aubry, Nolwenn Carimalo, Claire Thomas et Julie Cormier devant l’ensemble des ouvrages traités au cours du chantier-école.

À gauche : Sylvie Gest a réalisé toutes les jaquettes du chantier, soit un total de 113. À droite : Sylvie Gest, Thierry Aubry, Nolwenn Carimalo, Claire Thomas et Julie Cormier devant l’ensemble des ouvrages traités au cours du chantier-école. © Claire Thomas.

Ces deux semaines de travail hors de l’école furent l’occasion de nombreux apprentissages, notamment en termes d’autonomie, d’efficacité et de traitement de masse – auquel les restaurateurs d’arts graphiques et livre sont souvent confrontés dans leur carrière. Nous avons pu appréhender le travail en équipe et la communication nécessaire pour harmoniser les niveaux de traitement et la gestion des documents traités. Les conditions de travail, bien différentes de celles auxquelles nous sommes habituées dans les locaux spécialisés de l’INP, nous ont demandé d’exercer nos capacités d’adaptation et d’organisation pour gérer les limites de matériel et d’espace, bien connues des restaurateurs lorsqu’ils travaillent in situ. Le chantier nous a également permis de nous exercer à l’analyse du contexte de conservation et à la formulation de préconisations de conservation préventive, tout en prenant en compte les priorités et les moyens – financiers et humains – des institutions, qui peuvent grandement varier. Nous avons aussi eu l’opportunité de rencontrer les personnes – bénévoles, passionnés de Giono ou simples visiteurs – qui bénéficient de notre travail, et ces moments d’échanges avec eux furent particulièrement précieux pour envisager notre travail sous un nouveau jour.

Autrice

Claire THOMAS

élève conservatrice-restauratrice spécialisée en arts graphiques et livre

[1] Jacques MÉNY & Christian MORZEWSKI, « Correspondance inédite Jean Giono-Henri Pollès », Revue Giono, n° 11, 2018.

[2] Couches de papier collées au dos du corps d’ouvrage, qui permettent de soutenir celui-ci.

[3] Polytéréphtalate d’éthylène. Il s’agissait en l’occurrence de Mylar®.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
INP (10 juillet 2024). La bibliothèque de Jean Giono au Paraïs : un chantier école de la spécialité Livres. Variations patrimoniales. Le carnet de l’INP. Consulté le 14 novembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/11zo7


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