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Articulation des enseignements théoriques et pratiques au département des Restaurateurs de l’INP. Comment parle-t-on de collage aux étudiants du master ?

Comment apprend-t-on ? Cette question universelle s’adresse tant à l’enseignant qu’à l’apprenant. Comment apprend-t-on à devenir conservateur-restaurateur ? La réponse se trouve en partie dans l’histoire des formations et nous renvoyons à ce sujet à la publication de Pierre Leveau[1] qui montre comment la question des sciences est une pierre angulaire de l’approche pluridisciplinaire de l’objet et dont de l’inclusion des enseignements scientifiques dans les formations qui se créent. Les enseignements scientifiques font en effet partie intégrante des programmes des formations spécialisées ou des laboratoires en conservation-restauration du patrimoine qui ont vu le jour en Europe tout au long du XXe siècle[2]. Qu’ils fassent l’objet de cours magistraux ou de travaux pratiques en laboratoire, les enseignements scientifiques ont une implication directe dans la compréhension des phénomènes liés à la composition des objets, à leurs altérations et aux produits utilisés pour les restaurer. Ces connaissances servent de support à la conception du traitement et à sa mise en œuvre sur l’objet en atelier : elles sont capitales pour procéder à des choix éclairés.

Le présent article vise à interroger l’articulation entre le tronc commun (où s’insèrent les enseignements scientifiques) et les cours pratiques en atelier, tant dans le phasage des enseignements, que dans la pédagogie et la forme des cours. Pour illustrer concrètement cet enchaînement, nous avons choisi de nous focaliser sur une intervention de conservation-restauration particulière : le collage dans la spécialité mobilier. Ce sujet a été choisi parce qu’il s’agit d’une intervention et de produits que l’on retrouve dans toutes les spécialités, qu’il s’agisse de l’intervention de collage ou de l’utilisation des colles et adhésifs (ceux-ci peuvent également intervenir dans d’autres types d’intervention comme la consolidation, le refixage ou la retouche)[3]. Par ailleurs, au cours de la 3e année, les élèves ont l’occasion de mener des expérimentations (projet d’étude expérimental, PEEX) qui préfigurent le protocole technique et scientifique (PTS) intégré au travail de mémoire qu’ils conduiront en 5e année. Or, on constate que les adhésifs sont un sujet récurrent tant du PEEX que du PTS : la figure ci-dessous montre que la recherche expérimentale sur le sujet représente en moyenne un tiers des sujets traités depuis 2013.

Évolution sur dix ans de la proportion des sujets de PEEX et de PTS portant sur les adhésifs.

Évolution sur dix ans de la proportion des sujets de PEEX et de PTS portant sur les adhésifs.

Un sondage effectué en 2023 auprès de professionnels anciens élèves de l’INP montre également que les adhésifs entrent pour une part importante dans les pratiques de conservation-restauration. Ce sondage a été réalisé dans le cadre de la conception du cours sur les adhésifs faisant partie des enseignements scientifiques de tronc commun dispensés en 2e année. 7 % des participants ont déclaré avoir recours aux adhésifs de manière occasionnelle, 56 % de manière régulière mais pas pour chaque œuvre, et 37 % presque systématiquement pour chaque œuvre. Cette utilisation concerne toutes les spécialités, à des fréquences différentes selon les problématiques.

Aperçu des résultats du sondage réalisé en 2023 auprès d’élèves diplômés de l’INP entre 2017 et 2021 (43 réponses sur 102 questionnaires envoyés, soit un taux de participation de 40 %).

Aperçu des résultats du sondage réalisé en 2023 auprès d’élèves diplômés de l’INP entre 2017 et 2021 (43 réponses sur 102 questionnaires envoyés, soit un taux de participation de 40 %).

Le cours de collage en tronc commun

Le cours sur le collage, donné en deuxième année en classe entière, se décompose en deux modules : le collage et les adhésifs (8 heures) et la perte d’adhérence (4 heures). Il a été conçu de manière à aborder les notions théoriques derrière le collage et les adhésifs sous l’angle de la conservation-restauration, pour toutes les spécialités. À la fin du premier module, les étudiants doivent notamment être capables : de lister les paramètres importants d’un bon collage, d’appréhender les paramètres physicochimiques de la colle qui influent sur ses propriétés macroscopiques, et de décrire et distinguer les différents types de colles ainsi que leurs principaux avantages et inconvénients.

Pour aborder ces notions, le cours est organisé en trois parties. La première partie aborde le principe du collage : la terminologie (adhésifs, adhésion, adhérence), les théories de l’adhésion, les grandes étapes du collage (du point de vue pratique et physicochimique). Le ou la nature du support, sa compatibilité avec la colle et un cahier des charges, ainsi que les différents types de joints sont également abordés lors de cette première partie.

La deuxième partie présente les différentes classifications d’adhésifs selon leur nature chimique et selon leur mise en œuvre chimique ou physique, et présente les principales caractéristiques des colles naturelles (gélatines, amidon, funori) et synthétiques (éther de cellulose, et issues des familles vinyliques, acryliques, époxydes, cyanoacrylates, etc.). Des échantillons sont présentés aux étudiants pour illustrer une propriété, comme par exemple le degré Bloom des gélatines[4].

La troisième partie aborde la méthodologie à suivre pour tester une colle. Elle prépare les notions qui seront abordées lors des cours de PEEX (3e année) et mobilisées pour le PTS (5e année).

Chacune de ces parties d’enseignement est ponctuée d’exercices voués à illustrer les notions, et d’interrogations destinées à vérifier les acquis. Ces derniers sont réalisés au moyen de Post-it colorés ou bien de l’outil Wooclap, un système de vote interactif qui permet de récolter les réponses anonymement en direct à l’écran (sous forme de nuage de mots, choix multiples, etc.).

Enfin, pour terminer le cours, des études de cas théoriques sont organisées en groupes (où les spécialités sont mélangées) sur le modèle de la classe inversée : une réflexion est menée à partir de la définition d’un cahier des charges, qui doit également inclure l’élaboration d’une stratégie pour tester le collage. Afin de préparer cette étude de cas, les élèves sont appelés à étudier les fiches de données de sécurité et les fiches techniques d’adhésifs commerciaux, et à en proposer un résumé (ce travail collaboratif est réalisé en ligne). En plus de permettre aux étudiants de créer un support ressource qui leur sera utile tout au long de leur scolarité (lors des travaux dans les ateliers) et jusque dans l’exercice de leur profession, cette étape contribue à systématiser une bonne pratique à l’égard de l’utilisation de tout produit chimique.

Suite au cours sur le collage, est dispensée une intervention spécifique sur l’altération des collages. Cette intervention comporte deux séances de deux heures. La première est focalisée sur une approche de mécanique des matériaux appliquée aux différentes formes d’altérations : rupture d’interfaces collées sous forme de délamination ou de fissures traversantes des couches stratigraphiques, perte d’adhérence de deux matériaux en contact.

Il aborde également les tests mécaniques à mettre en œuvre pour caractériser ces altérations. Les notions de contrainte et de déformation sont mises en avant pour la compréhension de ces phénomènes. Les élèves sont également invités à réfléchir sur les causes des dégradations (phénomènes physiques, chimiques, fatigue mécanique, vieillissement, etc.)

Illustration de la perte d’adhérence d’un collage.

Illustration de la perte d’adhérence d’un collage.

La seconde séance de l’intervention sur l’altération des collages est consacrée à l’étude d’articles scientifiques traitant des notions discutées précédemment. Les élèves, rassemblés par groupe de quatre étudiants inter-spécialités, préparent, en amont du cours, l’étude d’un article qu’ils présentent ensuite à leurs confrères et consœurs réunis en classe entière. Ainsi, les étudiants sont invités à solliciter leurs connaissances, à les reformuler et à approfondir le cours en répondant aux questions de la classe. L’interdisciplinarité du groupe permet d’aborder le problème posé sous des angles multiples.

Le collage en atelier Mobilier

Les œuvres traitées en spécialité mobilier nécessitent bien souvent de procéder au collage d’éléments soulevés ou détachés. C’est pourquoi l’apprentissage de cette pratique est abordé dès la première année, de façon progressive, au gré des œuvres intégrant le parcours pédagogique. Ces dernières relèvent de sphères de production variées, toutes époques confondues, pourvu que le matériau principal soit du bois. Il peut s’agir de meubles (siège, console, bureau…) comme de productions rattachées à des objets techniques ou à des panneaux peints. Ce parcours peut également intégrer des productions plus spécifiques en laque, en bois doré, ou bien provenant du corps des tabletiers voire des facteurs d’instruments, afin de suivre la volonté de spécialisation de certains élèves. Ces œuvres proviennent toutes des collections publiques françaises.

Une première approche théorique, à visée propédeutique, permet aux élèves d’identifier les différentes colles employées en fabrication et en restauration de mobilier. Celles-ci ne représentent qu’une partie restreinte des produits présentés lors du cours théorique « Colles et adhésifs ». Les règles d’usages, les avantages et les limites de ces substances sont enseignés dès le début de la formation et répétés jusqu’à assimilation. Cette approche est complétée par la nécessaire manipulation des produits, d’abord à travers la réalisation de plaquettes de tests (planches sur lesquelles sont appliqués les différents produits que les élèves doivent retirer après sélection du solvant correspondant) puis lors d’exercices liés à la pratique de la restauration ou des techniques anciennes, telles que la marqueterie ou la dorure.

Plaquette de test permettant aux élèves d’évaluer la sensibilité des adhésifs aux solvants.

Plaquette de test permettant aux élèves d’évaluer la sensibilité des adhésifs aux solvants. © Céline Girault.

L’usage de la colle employée dans ces différentes situations peut varier, et les élèves sont alors amenés à mobiliser leurs connaissances théoriques (concernant le rapport viscosité/concentration, par exemple). Ces étapes leur permettent de forger une propre approche sensible de l’usage des différentes familles d’adhésifs (colle animale, végétale, synthétique…) dans des conditions variables (application au pinceau ou à la spatule, diluée ou en film sec qu’on réactive par faible apport d’eau ou de solvant, chargée ou pas…).

Élaboration d’un mastic à base de colle de poisson et de poudre de bois.

Élaboration d’un mastic à base de colle de poisson et de poudre de bois. © Céline Girault.

Ces séances permettent aux enseignants de développer chez les élèves la capacité à prendre une décision, c’est-à-dire d’arbitrer en fonction de circonstances et d’impératifs parfois contradictoires – tantôt dictés par le code de déontologie, tantôt par les contraintes matérielles liées à la nature des matériaux en présence. Il s’agit d’une transmission orale prenant la forme de conseils, d’avis ou d’opinions fondés sur les connaissances amassées par les enseignants au fil de leurs propres études et de leurs expériences professionnelles.

Ces séances, qui font écho aux cours théoriques, permettent d’initier une connaissance pratique des mécanismes du collage et la capacité à se poser des questions : pourquoi ça colle ? Comment sélectionner un adhésif adapté à telle problématique de collage ? Quel est l’impact du vieillissement ?…

Sélection du volume de colle et de la charge avant collage.

Sélection du volume de colle et de la charge avant collage. © Cécile Passaquet.

Ce cadrage pédagogique permet par ailleurs aux élèves de puiser dans leurs connaissances théoriques récentes et de les faire correspondre à leurs observations pratiques. L’intention est de les amener vers une autonomie de gestes et de pensée, ce qui est sans aucun doute une des fonctions essentielles de l’enseignement.

Parallèlement à cette approche pratique, la base de données que constitue la documentation des œuvres de l’INP offre aux élèves la possibilité de se former à la recherche documentaire. Les travaux des années précédentes, les rapports d’interventions mais également les mémoires de fin d’étude sont autant de sources que les élèves peuvent s’approprier au fur et à mesure de leur scolarité. Ces documents sont présents en bibliothèque, en atelier, et accessibles via la médiathèque numérique.

Ces séances, polarisées sur la mécanique du collage, ont ainsi pour finalité d’associer pensée méthodologique et approche pratique du traitement de la matière. Ce couplage doit favoriser, à terme, le travail réflexif des élèves entre les séances en atelier et celles délivrées en cours.

Conclusion

Le principe d’une formation en conservation-restauration est de procurer un bon équilibre entre la théorie et la pratique. Les recommandations du réseau européen des formations en conservation-restauration (European Network for Conservation-Restoration Education, ENCoRE) comme le code d’éthique de la Confédération européenne des organisations professionnelles de conservateur-restaurateur (ECCO) plaident en ce sens. Conserver un équilibre est une chose, articuler les deux approches en est une autre. Les cours théoriques incluent des manipulations et des réflexions communes au gré d’exercices de recherche menés en groupe. Il s’agit ensuite pour les étudiants de s’appuyer sur ce socle de connaissances afin de mettre en œuvre une opération faisant intervenir des colles ou des adhésifs – en l’occurrence, le collage d’éléments détachés issus de la spécialité mobilier.

En sus des connaissances théoriques, l’apprentissage pratique permet d’intégrer des connaissances empiriques liées à l’expérience et à des savoirs informels et non formalisés[5] que seule la mise en œuvre physique peut apporter.

En principe, par cette expérience mixte d’une approche pratique adossée à un socle de connaissances scientifiques précises, les étudiants sont en mesure de s’adapter aux nécessaires et inévitables évolutions et innovations technologiques de leur domaine. Ils sont également aptes à participer à des projets de recherche et pour collaborer avec des ingénieurs spécialisés dans les sciences du patrimoine.

Autrices

Cécilia GAUVIN,
docteure-ingénieure en mécanique et génie civil.

Alice GIMAT,
maître de conférences au Muséum national d’histoire naturelle (MNHN).

Céline GIRAULT,
diplômée de l’INP, responsable de l’enseignement de la restauration de la spécialité mobilier à l’INP.

Sandie LE CONTE,
responsable du laboratoire de recherche de l’INP.

Amélie MÉTHIVIER,
adjointe au directeur des études du département des Restaurateurs de l’INP.

[1] Pierre LEVEAU, L’Institution de la conservation du patrimoine culturel dans l’Entre-deux-guerres, Dijon, Office de coopération et d’information muséales, 2011, p. 191.

[2] Création de l’Opificio delle pietre dure à Florence (Italie, 1931) ; du laboratoire du musée du Louvre (Paris, 1931), du Courtauld Institute à Londres (Royaume Uni, 1933) ; de l’Institut royal du patrimoine artistique (Irpa) à Bruxelles (Belgique, 1934) ; du programme de conservation-restauration de l’Académie des beaux-arts de Vienne (Autriche, 1934) ; de l’Instituto centrale per la conservazione (ICC) à Rome (Italie, 1938) ; de la formation en conservation-restauration des Académies des beaux-arts de Varsovie (Pologne, 1947), de Prague (Tchécoslovaquie, 1947) et de Bratislava (Slovaquie, 1949) ; de la formation en conservation-restauration de l’École des beaux-arts de Dresde (Allemagne, 1974) ; de la maîtrise de sciences et techniques de conservation-restauration de Paris-I (France, 1973), de l’Institut français de restauration des œuvres d’art (Ifroa) à Saint-Denis (France, 1977) qui devient Institut de formation des restaurateurs d’œuvres d’art, puis est rattaché en 1996 à l’École nationale du patrimoine (ENP), et devient enfin, à partir de 2001, le département des Restaurateurs de l’Institut national du patrimoine (INP).

[3] D’après la norme Afnor NF EN 827, le terme « colle » était à l’origine employé pour désigner un adhésif à base de gélatine dure. Par extension, ce terme est devenu synonyme du terme « adhésif » pour les adhésifs composés à partir de résine synthétique.

[4] Il s’agit de la force d’un gel de gélatine, laquelle est mesurée dans des conditions standardisées. Ce degré Bloom a un impact sur la souplesse du film de colle et sur le pouvoir adhésif, paramètres de premier ordre lorsqu’on choisit un adhésif pour un collage ou un refixage.

[5] Ce vocabulaire dérive des locutions anglaises « informal » et « non formal ». Le premier terme renvoie aux apprentissages secondaires qui se produisent implicitement au fil d’une pratique (organisation personnelle, travail en équipe, communication, etc.), tandis que le second terme décrit les situations d’apprentissage où un savoir est délivré sans pour autant correspondre à un support de cours, au fil des interventions orales. Ces deux types d’enseignements sont de plus en plus considérés par les universités qui cherchent à les valoriser, notamment sous forme d’ECTS (European Credit Transfer and Accumulation System, ou Système européen de transfert et d’accumulation de crédits, qui vise à faciliter la lecture et la comparaison des programmes d’études supérieures au sein d’un même pays et entre les différents pays européens).


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
INP (12 juillet 2024). Articulation des enseignements théoriques et pratiques au département des Restaurateurs de l’INP. Comment parle-t-on de collage aux étudiants du master ? Variations patrimoniales. Le carnet de l’INP. Consulté le 13 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/120fe


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