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« (D)écrire les œuvres : histoires, enjeux et expérimentations autour des cartels »

Les 25 et 26 septembre 2024, l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et le musée d’Art moderne de la Ville de Paris (MAM) ont accueilli deux journées d’étude intitulées « (D)écrire les œuvres : histoires, enjeux et expérimentations autour des cartels ». Ces rencontres, coorganisées par Yaël Kreplak[1] et Anne Dressen[2], ont rassemblé à l’Institut national d’histoire de l’art (INHA) et au MAM des chercheurs, des artistes et des professionnels des musées pour réfléchir à cet élément souvent discret mais crucial de la médiation muséale.

Le cartel : un espace d’enjeux multiples

Le cartel ne se limite plus à une simple étiquette informative, mais se révèle être un espace complexe touchant à la médiation, à l’interprétation ainsi qu’à la politique culturelle. Ces journées ont permis d’explorer l’histoire, les usages contemporains et les perspectives des cartels dans les expositions, tout en soulignant leur rôle central dans la construction de la connaissance autour des œuvres d’art.

L’introduction des organisatrices : le cartel, un objet complexe et évolutif

Dans leur introduction, Yaël Kreplak et Anne Dressen ont mis en avant la dimension plurielle du cartel, lequel se situe à l’intersection de multiples dynamiques. Kreplak a d’abord insisté sur le fait qu’un cartel est le produit d’un processus collectif impliquant diverses disciplines et acteurs, ce qui en fait un objet en constante évolution. Dressen a ensuite esquissé l’histoire de ces étiquettes, depuis leurs premières apparitions au Salon[3] durant le XVIIIe siècle, jusqu’aux enjeux contemporains d’inclusivité et de pédagogie auxquels ils sont aujourd’hui confrontés.

Le cartel, tel qu’elles le décrivent, est un dispositif hybride, à la croisée de la conservation de l’œuvre et de sa réception par le public. Il porte ainsi une double tension : d’une part entre la description et l’interprétation, d’autre part entre l’institution et l’artiste, révélant une dynamique de pouvoir qui mérite d’être examinée de manière critique.

Une visiteuse photographie l’un des cartels de l’exposition « L’Âge atomique. Les artistes à l’épreuve de l’histoire » (musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 11 octobre 2024-09 février 2025), décembre 2024.

Une visiteuse photographie l’un des cartels de l’exposition « L’Âge atomique. Les artistes à l’épreuve de l’histoire » (musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 11 octobre 2024-09 février 2025), décembre 2024. © Laurent Bruel.

Le cartel : entre histoire et politique culturelle

Charlotte Guichard, historienne de l’art à l’ENS Ulm, a ouvert la première journée avec une communication intitulée « Nouvelles écritures muséographiques : les archéologies du cartel dans l’espace public parisien autour de 1800 ». En retraçant l’évolution des premières formes de cartels, des « cartouches » apposés sur les cadres dans les Salons parisiens, elle a mis en lumière leur rôle dans la promotion des artistes avant que les musées les adaptent à des fins pédagogiques. Avec l’ouverture des musées au grand public, ces étiquettes sont devenues des instruments de formation citoyenne. Guichard a ainsi souligné la manière dont les cartels endossent une dimension de politique culturelle, liant l’art à une mission éducative, et a appelé à une réévaluation de leur place dans la narration muséale.

Des critiques contemporaines des cartels muséaux

Dans sa communication intitulée « Le cartel créateur de valeurs », Fulvia Carnevale, membre du collectif Claire Fontaine, a proposé une critique des cartels muséaux au prisme de la théorie deleuzienne. Évoquant les travaux de Marcel Duchamp, Philippe Thomas et Martha Rosler, elle a montré comment ces dispositifs contribuent à la construction de la valeur de l’œuvre. Carnevale a également présenté un projet expérimental réalisé au Palais des Doges, à Venise, qui consistait à apposer près des œuvres des cartels perturbant les attentes habituelles des visiteurs afin de les sensibiliser aux structures de pouvoir sous-jacentes aux institutions muséales. Par cette approche, elle remet en question le caractère unidimensionnel et univoque des cartels et propose de les envisager comme des instruments de critique institutionnelle.

Enjeux de représentation et justice sociale au moyen des cartels

Anne Lafont, historienne de l’art à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), a abordé dans sa communication « Vérité et justice au musée : le cartel en point d’orgue » des questions de représentation et de justice dans les musées. Se fondant sur son rôle de conseillère scientifique pour l’exposition « Le modèle noir »[4] au musée d’Orsay, elle a expliqué comment les cartels ont été utilisés en ce contexte pour corriger des biais historiques et donner une visibilité accrue aux questions de colonisation ainsi que d’esclavage. Elle est notamment revenue sur les étapes qui ont mené à cette occasion au retitrage du portrait d’une femme racisée peint en 1800 par Marie-Guillemine Benoist, et désormais identifié : le modèle se prénommait Madeleine. Lafont a plaidé pour un langage muséal plus inclusif, qui veillerait à ce que les cartels reflètent une approche critique des récits historiques, tout en faisant appel à des savoirs et des expériences situées.

Modernisation des cartels : défis et innovations

Sophie Hervet, cheffe du service de la médiation graphique et numérique au Louvre, a présenté le projet de modernisation et d’homogénéisation des cartels initié par ce musée. Son intervention a mis en exergue les défis d’harmonisation et de simplification dans une institution de cette envergure, où chaque œuvre nécessite un cartel qui tienne compte de sa singularité tout en étant compréhensible pour un public hétérogène. Afin d’améliorer l’accessibilité de la médiation muséale, elle a insisté sur la nécessité de proposer des textes clairs et inclusifs, néanmoins respectueux de la rigueur scientifique.

Expérimentations muséales et nouvelles formes de cartels

Noémie Giard, cheffe du service des publics au musée Carnavalet – Histoire de Paris, a présenté un projet innovant visant à rendre les cartels plus accessibles aux publics en situation de handicap psychique et cognitif. Elle a décrit les dispositifs mis en place pour simplifier les informations tout en les rendant attractives et compréhensibles, notamment pour les plus jeunes. Le projet porté par Carnavalet, conçu dans une perspective d’accessibilité universelle, vise à répondre aux besoins d’une grande diversité de visiteurs et de visiteuses, en intégrant des cartels simplifiés et des textes adaptés aux capacités cognitives de chacun. Cette initiative témoigne d’une volonté d’inclusivité, propice à enrichir l’expérience muséale.

Réflexions critiques sur la nature du cartel

L’intervention de Felicity Bodenstein, maîtresse de conférences à Sorbonne Université et spécialiste de l’histoire des musées et des collections, a porté sur le projet Digital Benin, une plateforme numérique qui vise notamment à rassembler les métadonnées relatives au butin de guerre pris à Benin City en 1897 à la suite de l’expédition punitive britannique menée par l’amiral Harry Rawson. Digital Benin recense plus de 5 300 objets dispersés dans plusieurs musées ainsi que 5 000 documents d’archives, et a pour objectif de développer une méthodologie en faveur d’une réappropriation des informations. Bodenstein a plaidé pour une écriture des cartels capables de rendre les différentes perspectives historiques et culturelles, afin d’éviter l’effacement des revendications culturelles liées à ces artefacts.

Franck Leibovici, artiste, a quant à lui proposé une réflexion plus radicale sur la nature du cartel, qu’il compare à une « pierre tombale » dans sa manière de figer les œuvres. Pour Leibovici, le cartel devrait être pensé comme un élément dynamique, reflétant les débats occasionnés par l’œuvre et ses interprétations plurielles. Il propose notamment des formats et de nouvelles taxonomies plus souples : la prise en compte du poids de l’œuvre, de l’heure de sa réalisation ou encore de la durée nécessaire à son montage. Ce changement de paradigme permettrait d’enrichir le cartel au fil des expositions. Selon Leibovici, de tels dispositifs demanderaient à être révisés régulièrement pour rester en phase avec les évolutions de la pensée critique et politique.

La titrologie et la poésie comme cartel ? Deux propositions innovantes

La deuxième journée d’étude a débuté par la communication performée de Gabriele Stera (doctorant à l’université Paris 8), qui s’est penché sur la titrologie comprise comme l’étude des titres et de leurs fonctions dans l’art. Stera a présenté le cartel en tant que dispositif titrologique, un espace où se joue une multiplicité de processus interprétatifs et d’indexation. Il a montré que le cartel ne se limite pas à une simple fonction descriptive, mais est un acteur essentiel de l’expérience esthétique, en ce qu’il oriente la réception et la compréhension des œuvres. Par cette approche, Stera met en lumière la nécessité d’une réflexion approfondie sur le langage utilisé dans les cartels.

Rosanna Puyol, auteure et éditrice, a ensuite exploré la relation entre la poésie et les récits d’œuvres dans une approche expérimentale. S’appuyant sur son expérience de cofondatrice de la maison d’édition Brook, elle est revenue sur la manière dont les poèmes peuvent capter et transcrire les discussions avec les artistes à propos de leurs œuvres, comme lors de l’exposition « to “The Fire Next Time” » [5] à la Villa Arson. Puyol propose ainsi une lecture poétique du cartel, où la poésie sert à traduire le processus créatif sans chercher à interpréter l’œuvre de manière autoritaire. Cette fusion de la poésie et de la médiation cherche à ouvrir de nouvelles voies d’engagement avec le public.

Le cartel comme révélateur de la charge de l’œuvre

Thierry Leviez, directeur du Pavillon Bosio à Monaco, a proposé une réflexion intitulée « La charge. Le cartel ou le champ élargi de l’œuvre ». Il a exploré les significations, les intentions et les effets que les œuvres d’art contemporain véhiculent. À travers les exemples des œuvres de Charles Ray et Tony Smith, Leviez a mis en évidence la manière dont les cartels peuvent transformer l’expérience de l’œuvre, en révélant ou en dissimulant, volontairement ou non, certains niveaux de signification. Il a aussi discuté des tensions entre la volonté de l’artiste et l’interprétation proposée par le cartel, en particulier lorsque l’artiste souhaite ouvrir des pistes de réflexion qui se voient restreintes par les normes institutionnelles en vigueur.

La matinée s’est clôturée avec l’intervention de Tiphaine Massari, graphiste au sein de l’agence spécialisée en communication culturelle c-album, qui est revenue sur les enjeux graphiques de lisibilité et de création des cartels, qui interviennent souvent en fin de chaîne de la production d’une exposition. Elle a souligné combien le graphisme est essentiel pour concrétiser visuellement les intentions curatoriales, ce qui implique des échanges étroits avec les scénographes et les commissaires.

Un workshop pour conclure

Les journées d’étude ont également été enrichies par un workshop intitulé « Le cartel, du texte à l’espace », ouvert aux participants et participantes et au public. Structuré autour de plusieurs sessions animées par des professionnels du MAM, cet atelier a permis d’explorer les divers aspects du cartel à travers des expériences pratiques et des réflexions critiques. La première session, axée sur l’expérience physique de lecture des cartels, a invité les participants à observer et à partager les postures de lecture en fonction de l’emplacement des cartels dans les salles, soulignant l’impact de l’environnement sur l’interaction avec l’œuvre. Une seconde session a examiné la diversité graphique et matérielle des cartels, questionnant l’influence de leur présentation sur la perception des informations. La troisième session s’est concentrée sur l’écriture des cartels « développés », considérant ceux-ci comme des textes littéraires, tout en interrogeant les choix de style et d’adresse. Enfin, la dernière session a abordé les cartels « simples » et le choix et le systématisme des informations qu’ils véhiculent. Ces activités ont non seulement favorisé un dialogue constructif autour des pratiques muséales, mais ont également permis d’envisager des pistes innovantes pour améliorer la fonction médiatrice des cartels.

Autrice

Marie-Dominique GIL
Élève conservatrice, spécialité musée (État), promotion Champollion.

 

 

[1] Responsable scientifique de la chaire Delphine-Lévy, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

[2] Commissaire d’exposition au MAM, doctorante à l’École normale supérieure (ENS Ulm).

[3] En 1692, Louis XIV attribua à l’Académie royale de peinture et de sculpture une salle du palais du Louvre dénommée « Salon carré ». Les membres de l’Académie prirent l’habitude de s’y réunir et d’y organiser des expositions de leurs œuvres. Par métonymie, ces expositions – annuelles à partir de 1737, biennales de 1747 à la Révolution – furent dénommées « Salon ».

[4] « Le modèle noir au musée de Géricault à Matisse », Wallach Art Gallery of Columbia University in the City of New York (24 octobre 2018-10 février 2019), musée d’Orsay, Paris (26 mars-21 juillet 2019), Mémorial ACTe, Pointe-à-Pitre (13 septembre-29 décembre 2019). Commissariat : Cécile Debray (conservatrice en chef du patrimoine, directrice du musée de l’Orangerie), Stéphane Guégan (conseiller scientifique auprès de la présidente des musées d’Orsay et de l’Orangerie), Denise Murrell (Ford Foundation postdoctoral research scholar at the Wallach Art Gallery) et Isolde Pludermacher (conservatrice en chef au musée d’Orsay).

[5] « to “The Fire Next Time” », Villa Arson, Nice (12 février-7 mai 2023). Commissariat : Mawena Yehouessi et Rosanna Puyol. Artistes invités : Neïla Czermak Ichti, Kyo Kim, Aminata Labor, Fallon Mayanja, Ibrahim Meïté Sikely, Josèfa Ntjam, Olu Ogunnaike, Jazil Santschi, Sandar Tun Tun, Mona Varichon.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
mariegil (10 janvier 2025). « (D)écrire les œuvres : histoires, enjeux et expérimentations autour des cartels ». Variations patrimoniales. Le carnet de l’INP. Consulté le 19 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13273


mariegil

Institut national du patrimoine (INP), Spécialité Musée, Fonction publique de l’Etat, Heritage curator (in training) Ecole du Louvre, Art History, Alumnus Université Paris 8, Département d'Études de Genre, Funded Phd applicant, Lecturer

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